« Pacte en faveur de la haie » : la France entérine sa désertification dans la joie et la bonne humeur

Petit résumé de cette actualité pour celles et ceux à qui cela aurait échappé : le gouvernement, par la voix du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau et de sa collègue chargée de la Biodiversité, Sarah El Haïry, a présenté ce vendredi 29 septembre une feuille de route qui prévoit un gain net de 50 000 kilomètres de haies d’ici à 2030, pour passer de 750.000 km à 800.000 km, dans un contexte où l’on continue à arracher plus de haies chaque année qu’à en planter.

Le cabinet de Marc Fesneau remarque par ailleurs que, dans une « société très clivée », la haie a le mérite de « mettre chasseurs, associations de protection de l’environnement, collectivités, agriculteurs autour de la table » : « Tout le monde veut de la haie. »

Fort bien. Voilà une intention louable, et une action qui « va dans le bon sens ». D’ailleurs des ONG comme l’AFAC-Agroforesterie, le Fonds mondial pour la nature (WWF), France Nature Environnement (FNE) ou Humanité et Biodiversité) ont salué un pacte jugé ambitieux (tout en soulevant plusieurs « sources d’inquiétude » sur la qualité des haies qui seront créées). Tout va donc bien dans le meilleur des mondes. Sauf que…

Un aperçu de l’importance de l’arbre dans les écosystèmes

Sauf qu’en dehors du fait que cela permet au gouvernement de montrer (à moindre frais politiques comme l’avoue le cabinet du ministre) qu’il est actif sur le front de la « transition écologique », cette mesure n’aura aucun autre impact que de maintenir la situation écologique (et du même coup sociale, économique et même sanitaire) du pays dans laquelle elle se trouve aujourd’hui : la voie ouverte vers la désertification.

Nous naviguons ici en plein « syndrome de la référence changeante » : Plutôt que de prendre une période de référence qui précède le moment où l’on a pu percevoir concrètement les graves conséquences de la transformation des paysages sur les équilibres écologiques locaux et globaux (changements climatiques, dégradation des cycles de l’eau, appauvrissement des sols, extinction de masse des espèces…), le gouvernement nous propose comme seul et unique horizon pour 2030 d’ « arrêter la saignée », de créer « dès 2023 » un observatoire pour « connaître et caractériser les haies sur la France entière », et d’attribuer 110 millions d’euros supplémentaires pour la haie.

 Source : © Les planteurs volontaires (2015)

Autant vous dire que nous sommes très, très, très loin du compte. Faut-il rappeler que la France comptait, il y a seulement 70 ans, 1,5 million de km de haies ? Et que la seule politique du remembrement, menée entre 1960 et 1990, a causé la disparition de 750.000 km de haies entre 1960 et 1990, soit 50% du total d’après guerre ? Le comblement de 1.000.000 de mares, bassins et étangs, soient 30 à 40% des pièces d’eau du pays ? L’assèchement de 50% de la surface des zones humides du pays ?

Combien d’épisodes sécheresses, d’inondations faudra-t-il connaître ; jusqu’à quel niveau de pollution de nos rivières et de nos littoraux, d’affaiblissement de nos réserves souterraines d’eau douce, de disparition des oiseaux, des insectes, des mammifères… faudra-t-il aller pour que nous nous décidions à prendre des mesures qui ne soient pas là uniquement pour se faire plaisir et donner l’impression que nous faisons quelque-chose, mais qui soient créées avec l’intention d’avoir un impact significatif dans le but d’offrir des conditions d’habitabilité décentes pour la vie sur notre territoire ?

La pépinière des Alvéoles, dans la Drôme

Messieurs et mesdames du gouvernement et des ONGs, soyons un minimum sérieux quelques minutes, si vous le voulez bien. Le seul « pacte » qu’il soit décent de proposer au citoyen, aux agriculteurs et aux chasseurs, et dont nous pourrions collectivement être fiers, c’est celui qui consiste à s’organiser dès aujourd’hui pour planter des haies dans le but de reconstruire le tissu écologique qui a été détruit dans la seconde moitié du XXème siècle.

Concrètement, cela signifie :

  • Déterminer les espaces les plus pertinents pour implanter des infrastructures écologiques (baissières, noues, haies, bassins d’infiltration) à partir d’une lecture topographique sur l’ensemble du territoire.
  • Planter 750.000 km de haies supplémentaires (soient 14km de haies par commune).
  • Créer 1.000.000 de mares / étangs / bassins d’infiltration supplémentaires (soient 18 ouvrages par commune).
  • Convertir 15 millions d’hectares de terres agricoles supplémentaires aux pratiques agro-écologiques (soient 275 ha de terres par commune) : agriculture de conservation, agriculture biologique, agroforesterie…

Entre autres conséquences, cela veut dire également de :

  • Multiplier par 30 ou 40 la production d’arbres et de graines (installation de 30.000 nouveaux pépiniéristes).
  • Investir massivement dans la recherche sur la création de haies à partir de semis d’arbres et arbustes.
  • Aller plus loin que simplement planter en généralisant les démarches de qualité de type « label haies » pour garantir la pérennité des aménagements réalisés.

Il est temps de sortir de l’amnésie environnementale dans laquelle nous sommes plongés, d’apprendre des conséquences de notre inaction de ces dernières décennies, et de porter un programme réellement ambitieux. Notre pays regorge d’expert.e.s (pépiniéristes, paysagistes, ingénieurs, agriculteurs, conseillers agricoles…) qui sont prêt.e.s à relever les défis d’aujourd’hui, pour peu qu’on leur en donne l’opportunité et les moyens.

Refonder nos imaginaires, confronter nos repères, imaginer de nouveaux paysages (2/2)

Quand j’ai décidé de me former à la permaculture, environ 2 ans après la fin de mes études d’ingénieur en agriculture, j’en avais comme beaucoup de personnes encore aujourd’hui une vision très restrictive : c’était pour moi une sorte de technique de jardinage écologique, qui me permettrait d’avoir un potager luxuriant, en couvrant le sol d’un paillage, et en associant judicieusement les légumes.

A l’époque la permaculture n’était connue que d’une toute petite fraction de la population (au moins en France). Deux événements simultanés survenus en 2015 (la sortie du film « Demain » et la publication de l’étude sur la ferme du Bec-Hellouin) allaient la propulser un peu plus sur le devant de la scène. Malheureusement l’imaginaire qui entoure la permaculture est resté très marqué par cette empreinte initiale. Pour beaucoup de personnes, il s’agit toujours d’une « technique », qui est réduite au domaine de l’agriculture, et particulièrement sur de petites surfaces, avec peu (voire pas du tout) de mécanisation.

Puisque je prends le temps dans cette mini-série d’aborder nos imaginaires, nos représentations, et de parler des paysages, j’en profite au passage pour resituer pour vous la permaculture, et participer à lui offrir une plus juste place dans notre conscience collective.

Dire que la permaculture est un type d’agriculture, c’est comme dire que l’architecture est un type de bâtiment !

A l’image de cet article paru récemment sur le site « Bon Pote », qui entend nous aider à distinguer les différents « types d’agriculture » en y insérant la permaculture (voir par exemple l’infographie ci-dessous), la culture populaire s’est emparée de la permaculture en l’assimilant à « un ensemble de pratiques agricoles », qui auraient telles ou telles vertus et défauts (en termes de préservation du sol, de productivité, etc…).

« 4 infographies pour comprendre l’agriculture », article paru le 13 avril 2021 sur le site bonpote.com

Or la permaculture n’offre aucune avancée technique en tant que telle. Sur ce plan elle ne fait qu’aider à choisir quelles solutions utiliser, ces techniques venant toujours d’ « ailleurs ». Regardons ce qu’il en est des principales techniques auxquelles la permaculture est assimilée dans l’imaginaire collectif : les fameuses méthodes de culture sur buttes étaient déjà connues des romains pendant l’antiquité, et les paysans des plateaux des Andes n’ont pas attendu la permaculture pour inventer la Milpa, une association de plantes qui a traversé les millénaires. Il est d’ailleurs fréquent que les permaculteurs eux-même fassent référence à des précurseurs, comme le font par exemple Perrine et Charles Hervé-Gruyer lorsqu’ils invoquent les recherches de Coleman et Jeavons sur les techniques utilisées par les maraîchers parisiens du XIXe siècle.

Au contraire d’être une solution technique, la permaculture est une philosophie qui nous conduit en réalité justement à sortir de la recherche d’une solution « universelle ». Cette vision où il existerait quelque-part des réponses « ultimes » qui seraient applicables partout pour répondre aux enjeux. Elle nous invite à envisager chaque système comme étant totalement unique, en prenant en compte l’ensemble des facteurs d’un lieu, d’une époque, d’une situation particulière. Il n’existe donc aucune technique permacole stéréotypée. C’est même exactement l’inverse. Et il n’y a donc par définition aucune « réplicabilité » entre un système permacole et un autre.

Tout comme un architecte ne concevra jamais 2 fois la même maison en faisant appel exactement aux mêmes techniques, un permaculteur / une permacultrice ne concevra jamais 2 fois la même ferme. Et tout comme 2 architectes qui se penchent sur la réalisation des plans d’un même projet de maison arriveront à 2 propositions différentes, il y aura toujours autant de propositions faites pour concevoir un même système qu’il y aura de permaculteurs.

Mais alors, qu’est-ce qui est commun entre tous les systèmes permacoles ?

La puissance de la permaculture réside dans le fait qu’elle associe un cadre éthique, des principes et une méthodologie de design.

  1. Le cadre éthique est la boussole du permaculteur / de la permacultrice. Il permet d’articuler immédiatement le local et le global, mais aussi aujourd’hui et demain. Il est composé de 3 piliers : « Prendre soin de la Terre », « Prendre soin de l’humain », et « Garantir un partage équitable des ressources et des surplus ».
  2. Les principes forment une boîte à outils, cadrant l’action. Ils sont issus de l’observation du vivant, ce qui permet de créer des systèmes bio-inspirés, développant au passage leur dimension régénérative pour les écosystèmes naturels, et aussi sociaux (cf. la liste de principes publiée sur ce site).
  3. La méthodologie de design permet d’ancrer cette éthique et ces principes dans l’action. Elle détermine l’ordre des priorités dans les éléments du système à installer, et accompagne le permaculteur / la permacultrice afin de l’aider à garder une posture qui l’aide à passer d’une logique de prédiction/contrôle à une logique d’interaction avec le système.

Vous imaginez bien qu’avec un tel bagage, il est possible de concevoir n’importe quel système, et de sortir largement du domaine de l’agriculture ! Depuis la fin des années 90 en effet, et particulièrement sous l’impulsion de David Holmgren, l’un de ses fondateurs, la permaculture a pris un essor dans des secteurs aussi variés que l’énergie, l’eau, la construction, l’éducation, la santé, etc…

De nombreuses personnes qui se forment à la permaculture voient d’ailleurs spontanément dans cette proposition des résonances importantes avec leur quotidien de vie ou leur activité professionnelle : architectes et des ingénieurs, mais aussi des enseignants, des soignants, des artisans ou tout simplement des parents… C’est une véritable « révolution de la pensée » qui est proposée dans ces stages/formations, et elle peut nous donner envie de réorganiser de nombreux aspects de notre société, comme le fonctionnement d’une entreprise, d’une collectivité, d’une association, ou d’une famille.

J’anime d’ailleurs depuis 3 ans maintenant des stages entièrement dédiés à ces sujets : « Piloter sa vie avec la permaculture humaine » et « Prendre soin du « Nous » avec la permaculture sociale », qui sont l’occasion de découvrir comment on peut concevoir sa vie ou la vie d’une organisation sociale en s’inspirant du fonctionnement des écosystèmes.

Un exemple incroyable de système appliqué à la gestion de l’eau : la fondation Paani en Inde

Pour aller plus loin dans la confrontation de nos repères culturels sur ce qu’est la permaculture, je vous propose maintenant de découvrir l’expérience incroyable menée par la fondation Paani en Inde sur la gestion de l’eau, à travers une série de 2 vidéos. Cet exemple me semble intéressant parce qu’il « casse les codes » : le projet n’est pas centré sur l’agriculture (ni buttes, ni associations de plantes !) mais sur l’eau, et il n’est pas (du tout) à petite échelle, comme vous allez vite pouvoir le constater !

Pour la 1ère vidéo, vous pouvez mettre les sous-titres en Français, grâce à l’excellent travail du collègue Simon Ricard de PermaLab 🙂

Je ne vais pas prendre le temps ici de faire une analyse poussée du « design » de ce projet (bien que cet exercice serait très utile et éclairant), mais je voudrais simplement souligner quelques éléments qui en font un « cas d’école » du point de vue de la permaculture (le reportage a d’ailleurs été réalisé par un permaculteur américain) :

  1. Le choix de mettre le focus sur le design de l’eau est la stratégie la plus efficace en terme de dépense énergétique / impact sur la résilience des villages. L’eau est notamment le premier échelon de l’ « échelle de la permanence », un outil de design très utilisé en permaculture.
  2. Le design « social » est très élaboré, et particulièrement adapté à la culture des habitants de ces villages (utiliser l’énergie de compétition entre les villages pour améliorer les conditions de vie de tout le monde).
  3. Sur les aspects techniques, on voit bien que chaque village a dû s’approprier la problématique de l’eau dans son propre contexte : c’est donc la méthode qui est « réplicable », et non les techniques, qui doivent être adaptées.
  4. Le design est évolutif, et se complexifie dans le temps. On découvre (surtout dans la 2ème vidéo) qu’un nouveau concours est en place avec les villages ayant atteint la 1ère phase, et que ce concours mets en jeu d’autres thématiques (le sol, les plantes, etc…).
Un paysage de baissières en Inde dans un village ayant participé à la « water cup » de la Paani Foundation

Si j’ai choisi l’exemple du projet de la fondation Paani, c’est aussi pour une autre raison : ce projet met en scène des milliers de personnes qui se mobilisent pour changer radicalement leurs paysages en peu de temps. Et… ça m’inspire pour le programme des prochaines années dans notre propre pays.

Retour en France : et si on organisait un « nouveau remembrement » ?

« Changer nos paysages à très grande échelle et en très peu de temps ? C’est possible en Inde… mais le faire en France, ça paraît complètement insensé. »

Vraiment ? Mais si voyons, rappelez-vous ! Nous l’avons déjà fait, et il y a très peu de temps, je vous en ai parlé dans le 1er article de cette mini-série ! Allez, je vous remets les chiffres : en 30 ans, 15 millions d’hectares ont été remembrés, et nous avons réussi à supprimer près de 750 000 km de haies vives et à combler environ 1 million de points d’eau. Vous voyez bien que c’est possible !

En même temps, il y avait une urgence : faire rentrer les tracteurs et « moderniser » l’agriculture pour rester compétitifs au niveau international. Est-ce qu’aujourd’hui nous avons une des urgences qui permettent de justifier de mettre au moins la même énergie pour régénérer les écosystèmes ? Il me semble que oui, mais c’est à la société d’en juger « collectivement ».

De nombreux articles scientifiques sortent depuis 3 ans pour alerter sur la hausse rapide en nombre et en intensité des épisodes de sécheresse en France.

Qu’est-ce que ça signifie concrètement de « remembrer » à nouveau les campagnes ? Si l’on suit les approches de design régénératif utilisées en permaculture, on pourrait imaginer un processus qui reprenne les 3 premières étapes de l’échelle de la permanence (vous allez voir des ressemblances avec Paani) :

  1. L’eau : en s’appuyant sur les pratiques d’hydrologie régénérative et notamment la méthodologie « RRIS » (Ralentir, Répartir, Infiltrer et Stocker), il s’agit, exactement comme dans l’exemple des villages du Maharashtra qui se sont lancés dans la « water cup », de s’appuyer sur la topographie de chaque plaine, plateau, vallée, pour créer des ouvrages permettant de limiter au maximum le ruissellement et recharger les sols directement là où l’eau tombe.
  2. Les infrastructures : la réalisation d’un design hydrographique centré sur la résilience en eau des territoires engendre inévitablement le besoin de redessiner un certain nombre de chemins, routes, réseaux, et tous autres types d’aménagements, afin de les rendre compatibles.
  3. Les arbres : il s’agit de replanter massivement des arbres dans le paysage, sous forme de forêts, bois, fûtaies, ripisylves, vergers, haies, et toutes sortes de corridors écologiques. Ces arbres permettront de maintenir les sols, stocker du carbone, favoriser l’infiltration, développer la fertilité, pomper l’eau des nappes pour la ramener en surface, etc…

Ce chantier est tellement colossal qu’on peut avoir du mal à en percevoir l’ampleur. Pour avoir une idée plus précise, prenons l’exemple d’une commune « moyenne » de métropole pour voir ce que ça pourrait donner à cette échelle. Disons que cette commune s’étend sur 10 km2 (vous pouvez comparer avec la commune sur laquelle vous vivez en faisant une simple recherche sur internet), c’est à dire 1000 hectares.

Pour mettre en place un design régénératif sur cette commune avec une ampleur qui soit équivalente à celle du remembrement réalisé sur cette même commune entre 1960 et 1980, on devrait « re-remembrer » 275 hectares de terres, aménager 18 ouvrages de gestion passive de l’eau dans une logique « RRIS » (baissières, fossés, mares, etc…) et planter l’équivalent de 14 kilomètres de haies. Vous avez-dit fou ? C’est vrai que ces chiffres peuvent paraître énormes. En combien de temps pouvons-nous y parvenir ? 5 ans ? 10 ans ? Si titanesque que soit la tâche à accomplir, c’est à mon avis à ce prix, et seulement à ce prix, qu’on pourra imaginer un futur « désirable » pour notre société, et limiter (parce qu’il est trop tard pour s’éviter) les conséquences des désordres écologiques et sociaux en cours.

Voilà ! J’espère que ce second article vous aura permis de continuer à cheminer dans votre réflexion sur nos représentations et notre rapport au paysage. Je travaille actuellement sur d’autres articles sur ce site, notamment sur le thème de l’ « hydrologie régénérative ».

Cet article vous fait réagir ? N’hésitez pas à le faire en commentaire !

Refonder nos imaginaires, confronter nos repères, imaginer de nouveaux paysages (1/2)

Qu’est-ce que cela représente pour vous une journée à la campagne ?

Ah, la campagne ! Que vous viviez en ville ou dans une zone rurale, il y a fort à parier que la simple lecture de cette question fasse remonter en vous des doux souvenirs de promenades sur un chemin bordé de champs. Le mouvement des céréales au printemps, qui forment comme des vagues en surface lorsqu’elles sont battues par le vent. L’air pur. L’odeur des foins tout juste fauchés en été, ou même celle du crottin de cheval, ou de la bouse de vache lorsque l’on passe près d’une étable !

Depuis notre plus tendre enfance, ces paysages de campagne ont façonné notre imaginaire. Ils sont comme des madeleines de Proust. Ils nous apaisent et nous rassurent. Tout comme la montagne, ou le bord de mer, ils symbolisent ce à quoi nous aspirons profondément : le calme, la lenteur, la nature, les vacances, les grands espaces, l’abondance… En bref : le bonheur.

Même si nous savons que tout n’est pas rose dans nos campagnes, que les insectes et les oiseaux meurent sous l’effet des pesticides, que nos sols et nos vers de terre disparaissent sous l’action de la charrue, que notre eau s’acidifie et se charge d’engrais pour aller ensuite polluer les rivières et entraîner le développement d’algues sur nos côtes… il y a une part de nous-même qui s’est attachée à ces paysages. Nous les trouvons « beaux », tout simplement. Comment pourrait-il en être autrement ?

Changer nos représentations, ce n’est pas facile !

A l’époque où j’étais militant, j’ai rapidement fait le même constat que beaucoup d’autres personnes qui s’intéressent à la question du changement : il n’est pas facile de changer nos pratiques (en l’occurence ici de pratiques agricoles et d’habitudes alimentaires) sans changer « en même temps » (comme dirait notre Président) nos représentations. Mais j’avais sous-estimé le pouvoir que l’attachement à nos paysages de campagne génère sur ces fameuses représentations. Et le déclencheur est venu l’an dernier, quand mon amie Cilou est venue en stage de permaculture dans la Drôme. Dans un chouette article de son blog où elle raconte son séjour, elle prend le temps, à partir de la photo d’un coucher de soleil sur un champ de blé, de témoigner de comment ce stage lui a permis de faire évoluer sa perception des paysages :

« Vous vous souvenez de ce champ de blé que je vous ai montré au début de l’article. Je vous avais retransmis mes impressions de plénitude face à cet écrin de nature. En terminant mon stage, je suis repassée devant et je me suis dit que non, ce n’était pas ça la Nature. Ça, c’est un champ de monoculture qui appauvrit la terre, c’est une façon destructrice de cultiver, polluante et mauvaise pour la santé de tous. C’est joli à voir hein tout ce blond. Mais ça n’enlève pas l’hérésie de ce mode de culture. »

Ciloubidouille, août 2020
La photo de Cilou qui a déclenché l’envie d’écrire cet article…

Ce sont ses mots à elle, évidemment, mais ça en dit long sur le chemin à parcourir pour déconstruire nos représentations, et regarder « les choses » en face. Même si je la trouve « belle », je ne peux plus vraiment regarder une voiture sans penser aux méfaits des particules fines sur la qualité de notre air, et aux effets du relargage du CO2 sur le réchauffement climatique. Même si je la trouve « bonne », je ne peux plus vraiment manger la viande d’un boeuf issu de l’élevage industriel sans penser au soja brésilien dont il s’est nourri, et aux conséquences directes de la production de soja sur la déforestation galopante de ce qu’il reste de la forêt amazonienne.

Quand je regarde un « champ » aujourd’hui, je continue d’y voir une certaine beauté, mais je ne l’associe plus à l’abondance. Un champ, pour moi, est synonyme de rareté, de pauvreté à tous les niveaux :

Cette « désertification » des campagnes a été largement provoquée par l’industrialisation de l’agriculture. En 1946, il y avait 145 millions de parcelles en France, avec une taille moyenne de 0,33 hectare. Pour pouvoir « faire rentrer les tracteurs », on a mis en place un vaste programme de « remembrement » entre les années 60 et les années 80. Environ 15 millions d’hectares ont été remembrés, supprimant près de 750 000 km de haies vives et comblant (d’après les estimations) 1 000 000 de points d’eau (mares, bassins, étages, fossés), soit la moitié du total qu’en comptait le pays. La suppression des obstacles physiques (haies, fossés, chemins) a en effet permis de tirer le meilleur parti de la mécanisation des exploitations… mais à quel prix ?

Des agronomes et des naturalistes se sont inquiétés très tôt des conséquences des arasements de talus, comblements de mares et arrachages d’arbres ou de haies pratiqués à l’occasion des remembrements. En 1954 par exemple, Paul Matagrin, directeur de l’école d’agronomie de Rennes, dénonçait « des conséquences climatiques, des problèmes d’eau, d’érosion des sols. Notre équilibre écologique ancestral s’est brisé et nous ne savons pas encore quelle sera la limite de ces destructions irréversibles »…

Des coulées de boue sur les routes dans le Pas-de-Calais, en janvier 2021.

Pas besoin de vous faire un dessin. Aujourd’hui, il ne se passe plus guère de semaine sans qu’on lise dans les journaux, ou qu’on voie à la télé les effets de cette destruction des éco-systèmes. Nos « belles » campagnes sont devenues complètement incapables de gérer le moindre épisode météorologique : crues et coulées de boues en hiver sont accentuées par l’imperméabilisation des sols et l’absence de haies pour retenir la terre ; sécheresses et températures extrêmes génèrent de gros dégâts dans des parcelles qui ne peuvent plus compter sur la fraîcheur de l’ombrage des arbres et l’infiltration sur place des pluies estivales de plus en plus rares.

Soutenir nos imaginaires en créant de nouveaux paysages

Mon propos dans cet article n’est pas tant de dénoncer les méfaits de l’industrialisation de l’agriculture (je m’y suis déjà bien employé par le passé), que d’attirer votre attention sur la nécessité de créer de nouveaux imaginaires qui pourront se substituer à ceux de notre enfance. En effet, si nous ne pouvons plus voir un champ de blé ou de maïs sans penser à la mort et à la désolation, à quoi pouvons-nous nous raccrocher ?

Le bocage du Boulonnais, Nord de la France
Dans ce pré-verger, les moutons bénéficient de l’ombre et du microclimat plus doux entretenus par les arbres, lesquels constituent aussi une ressource complémentaire pour l’agriculteur.

Comme souvent, il n’existe pas de réponse simple à cette question. La nostalgie des paysages disparus et la confiance dans la sagesse des anciens peuvent nous conduire à chercher à restaurer les paysages du passé : le bocage, les pré-vergers… mais les connaissances scientifiques accumulées au cours des dernières décennies ainsi que les multiples rencontres avec les sagesses d’autres régions du monde peuvent nous inviter à chercher des réponses nouvelles.

Mon premier constat est que dès que l’on sort des « sentiers battus » en terme de paysages agricoles, nos repères sont complètement chamboulés. Les paysages créés par les personnes qui pratiquent par exemple l’agroforesterie, ou l’agriculture de conservation, ou l’agriculture de régénération ou encore l’agriculture syntropique, paraissent parfois « fouillis », « désordonnés », ou nous laissent sur notre faim. Il n’est pas rare, pour prendre un exemple, que la première remarque que font des personnes à qui je fais visiter un lieu cultivé avec les principes de la permaculture soit quelque chose du genre :

« Ah oui, c’est super intéressant ! En fait, lorsque je suis arrivé.e toute à l’heure et que j’ai posé les yeux pour la première fois sur ce champ, j’ai eu d’abord un mouvement de déception. Je me suis dit que c’était mal entretenu, et que pas grand chose ne devait pousser dans cet espace. Maintenant que nous en avons fait le tour, et que tu nous a expliqué toute la gestion passive de l’eau, les communauté végétales, la couverture permanente du sol, etc. mes yeux se sont adaptés, et je regarde ce lieu d’une toute autre manière ! »

Tirade imaginaire, mais inspirée de témoignages bien réels !

Mais ce n’est pas toujours le cas. D’autres de ces paysages s’appuient sur des motifs plus visibles, qui peuvent marquer les esprits, et se connecter de façon plus immédiate à nos imaginaires. C’est la cas par exemple du verger-maraîcher, ou des motifs keyline, qui sont utilisés pour optimiser l’infiltration de l’eau et éviter les phénomènes d’érosion des sols.

Ce verger-maraîcher a été conçu par l’équipe de PermaLab, sur une parcelle de 2 ha d’oliviers en Provence. On passe d’une parcelle mono-spécifique avec un sol pauvre sujet à l’érosion en hiver et qui n’absorbe pas les (rares) pluies d’été à une parcelle diversifiée avec un sol riche et poreux, qui maximise l’infiltration et stocke du carbone.
Cette parcelle est cultivée selon les principes du motif Keyline, une méthode de gestion holistique de l’eau imaginée par l’australien P.A. Yeomans dans les années 1960. Par sa lecture de la topographie du terrain et le choix d’un matériel qui permet d’aérer le sol sans le retourner, l’agriculteur maximise l’infiltration de l’eau, et empêche l’érosion.

Et vous, comment vivez-vous cette relation paradoxale aux paysages de campagne ? Est-ce que cet article vous a inspiré ? Qu’en avez-vous pensé ? Je prépare une suite à cet article pour aborder sous un autre aspect cette question de nos représentations et de notre attachement aux paysages. En attendant, n’hésitez pas à laisser un commentaire !

Néocotinoïdes : se promener tout nu en hiver et accuser la grippe

Le champ de betteraves : un paysage agricole classique du nord de la France et de la Belgique.

Tout le pays est au courant : nos betteraves sont atteintes par le virus de la « jaunisse nanisante », un fléau qui est provoqué par le puceron qui profite de nos hivers de plus en plus doux et de nos printemps de plus en plus chauds. L’industrie betteravière s’inquiète d’une baisse de 30 à 50 % de rendements, ce qui met en péril toute la filière du sucre. Alors que les débats en France sur l’interdiction des néocotinoïdes ont commencé dès 2007 (à l’occasion du Grenelle de l’environnement), ils affirment n’avoir pas eu le temps de « trouver une alternative ». Et pour cause : la solution au « problème » des néocotinoïdes ne se trouve peut-être pas dans la recherche d’un substitut de cet insecticide « tueur d’abeilles », mais plutôt dans la remise en cause du paradigme industriel qui conduit l’agriculture dans l’impasse.

Se promener tout nu en hiver et accuser la grippe

Que diriez-vous d’un être humain qui, se promenant nu en plein hiver, se plaindrait que ses problèmes de santé seraient la faute du virus de la grippe ? Vous le traiteriez de fou, et lui conseilleriez plutôt d’aller mettre des vêtements chauds !

Et bien figurez-vous que c’est exactement ce genre de situation qui se présente à nous aujourd’hui à propos de la jaunisse de la betterave. Les pratiques agricoles ont beaucoup évolué depuis la moitié du XXème siècle, et la modernisation de l’agriculture a eu notamment pour effet de modifier totalement les équilibres écologiques dans nos campagnes. La destruction des haies, le rebouchage des mares, l’agrandissement des parcelles, l’érosion massive liée à un labour de plus en plus profond et des terres laissées « nues » durant l’hiver ont eu comme conséquence, vous le savez, la destruction des habitats, gîtes et couverts de la majeure partie de la faune et de la flore non-cultivée.

Le puceron noir, vecteur du virus de la jaunisse de la betterave

Or, ces équilibres écologiques s’organisent sous la forme de chaînes trophiques, où les vers de terre sont mangés par les oiseaux, les moustiques par des crapauds, et les pucerons… par qui au fait ? Et bien toute une variété d’oiseaux insectivores, ainsi que des insectes prédateurs tels que les chrysopes, syrphides, perce-oreilles, braconides, et bien sûr les coccinelles, dont la larve est connue pour en manger jusqu’à 300 par jour ! La chute brutale du nombre de ces « auxiliaires » laisse la place à des déséquilibres d’autant plus flagrants qu’ils mettent en lumière la fragilité de notre modèle agricole, et sa dépendance totale à la chimie de synthèse.

Alors que dans un milieu riche et diversifié notre betterave serait protégée du puceron (et donc du virus de la jaunisse) par une formidable et complexe organisation écologique, la voici maintenant semée dans des « déserts » de biodiversité, si bien qu’elle ne peut compter que sur l’intervention du « tueur d’abeille » pour garantir sa « bonne santé ». Un peu comme si notre être humain dévêtu misait sur les antibiotiques pour passer l’hiver…

Le puceron n’est pas notre ennemi

On peut s’inquiéter de la réintroduction probable des néocotinoïdes, mais la teneur des débats qui entourent cet automne le vote de la loi est plus inquiétante encore : nous n’avons pas encore pris la mesure de l’impact de notre modèle agricole sur le désastre écologique à l’oeuvre. Nous n’avons pas compris que la question n’est pas de savoir si nous avons trouvé un « substitut » ou non, mais de savoir si nous voulons continuer à transformer nos campagnes en déserts, pour mieux pouvoir nous intoxiquer au sucre raffiné. Nous ne sommes pas prêts à envisager de bâtir un monde où la biodiversité ne serait pas qu’un souvenir pour les ruraux, et l’écologie un hobby pour les citadins.

Larve de coccinelle se nourrissant de pucerons

La permaculture nous invite à « intégrer plutôt que séparer ». Sortir d’une vision duelle du monde, avec d’un côté les « bonnes » et de l’autre les « mauvaises » herbes, d’un côté les insectes « auxiliaires » et de l’autres les « nuisibles ». Les permaculteurs apprennent, à travers l’observation du fonctionnement des écosystèmes, que la résilience vient de la diversité. Nous n’avons pas besoin d’un substitut aux néocotinoïdes, nous avons besoin de haies, de mares, de sols vivants ! Nous avons besoin de betteraves poussant dans des écosystèmes diversifiés, où les pucerons seront contrôlés par leurs prédateurs naturels.

Nous n’avons pas besoin d’une agriculture basée sur le « savoir-faire » d’une industrie qui ne connaît que les « cides » pour tenter de dominer une « nature » qui menace bien plus ses intérêts financiers que notre souveraineté alimentaire. Nous avons besoin d’une agriculture basée sur l’intelligence du vivant, un savoir-faire ciselé par des milliards d’années d’une lente et patiente évolution qui conduit aujourd’hui l’être humain à avoir l’honneur de pouvoir co-évoluer avec les autres formes de vie sur cette planète, peut-être encore pour quelque temps. Tâchons d’avoir un peu plus de respect et de gratitude pour ce cadeau que la vie nous fait : par exemple en tournant au plus vite la page de l’agriculture industrielle.