Non mais « à l’eau » quoi ! – Pourquoi il faut parler des liens qui unissent la gestion de nos paysages et la crise de l’eau

Même si j’ai été sensibilisé très tôt dans mon parcours à l’importance de la gestion de la ressource en eau, ma vision en a pourtant été longtemps tronquée, réduite à la question des « économies » d’eau, soit par la réduction des besoins, soit par le recyclage des eaux usées. En bref : faire avec ce qu’on a, et ne pas gaspiller. Ce n’est donc quassez récemment, vers 2014-2015, alors que je me formais à la permaculture, que j’ai été pour la première fois invité (par Franck Chevalier) à observer cette thématique sous l’angle de la « régénération ».

Pour comprendre la notion (qui peut sembler de prime abord un peu barbare) d’hydrologie régénérative, il faut prendre le temps de poser ce constat : les paysages (1), nos paysages, influencent le climat, et en particulier les régimes de précipitations. Cela peut paraître exagéré de dire ça, tant nous avons appris que les nuages se forment à partir de l’évaporation de l’eau au dessus des océans. En réalité 66% de l’eau qui précipite sur les continents vient… des continents, et particulièrement des sols, des sous-sols et de la végétation. C’est ce qu’on appelle l’eau verte, par opposition à l’eau bleue : celle qui vient des océans, des lacs et des rivières, et qui ne représente que 33%.

La quantité d’eau que les continents renvoient dans l’atmosphère est donc variable selon la façon dont les paysages de ces continents sont façonnés. Le vivant « cultive » ainsi l’eau (et modifie plus généralement le climat) depuis 3,5 milliards d’années. La morphologie (naturelle ou non) du terrain impacte nécessairement la capacité des paysages à retenir l’eau, mais bien d’autres critères entrent en ligne de compte : la nature des sols, s’ils sont couverts ou non, l’importance de la végétation, etc… Regarder la question de la crise de l’eau sous le seul prisme des émissions de CO2, c’est donc omettre une donnée cruciale et sur laquelle nous avons un impact assez immédiat : l’aménagement du territoire.

La 6ème limite planétaire a été franchie

Lorsqu’en 2016 j’ai commencé à expérimenter les approches d’hydrologie régénérative sur le terrain de l’Oasis de Serendip avec mon collègue ChanSac (PermaLab), le sujet était complètement méconnu. Peu de scientifiques étaient interrogés sur ces sujets, et nous n’étions encore qu’une poignée en France à tenter des expériences en lien avec ces constats. Le déclencheur a été la publication d’une étude fin avril 2022 par Le Stockholm Resilience Centre, qui a établi qu’une 6ème limite planétaire avait été franchie, celle de l’eau douce (et qui a proposé de préciser qu’il s’agissait de celle de l’eau verte) provoquant notamment une multiplication des épisodes extrêmes, aussi bien par le manque (sécheresses) que par l’excès (inondations).

Si la nouvelle avait bien traîné ici et là sur le mur des réseaux sociaux que je fréquente avec encore un peu d’assiduité, j’avoue n’y avoir sur le moment prêté que peu d’attention, noyé, comme beaucoup d’entre nous, dans la quantité d’informations que nous délivrent les médias chaque jour. C’est seulement quelques jours plus tard, le 6 mai exactement, qu’un petit événement (pour moi) se produisit. Alors que je revenais d’être allé conduire mes enfants à l’école, mon oreille est restée (presque littéralement) scotchée à l’autoradio, en entendant cette interview d’Emma Haziza :

Emma Haziza au grand entretien du 7-9 de France Inter le 6 mai 2022

Quel bonheur et quel soulagement d’entendre ce discours sur la 1ère radio française à une heure de grande écoute ! La suite de l’année n’a fait que confirmer l’émergence du sujet, les conditions climatiques de l’été en renforçant (hélas) le besoin, et les conflits opposant pro- et anti-bassines venant s’inviter dans les JT, ce qui a d’ailleurs eu au passage comme effet d’enfermer le débat et de le noyer dans des considérations techniques et des enfumages politiques. Les bassines sont l’arbre qui cache la forêt des problématiques de gestion de l’eau auxquelles nous devons faire face : réorganiser l’ensemble de nos modes de collecte et de gestion des eaux pluviales, aussi bien dans les villes que dans les campagnes avec un mot d’ordre qui tient en 4 verbes d’action : Ralentir, Répartir, Infiltrer et Stocker l’eau dans les paysages.

Car ce que nous indiquent les spécialistes qui étudient les cycles de l’eau verte, c’est que ce sont les cycles d’eau verte qui sont justement responsables d’une répartition plus homogène des précipitations continentales dans le temps et dans l’espace. Lorsqu’une molécule d’eau arrive depuis l’océan et précipite pour la première fois sur un continent, elle peut, en temps normal, être embarquée consécutivement jusqu’à 5 ou 6 fois dans des cycles d’eau verte. Ces cycles, perturbés par les changements climatiques mais aussi par des aménagements qui limitent la capacité naturelle de nos paysages à retenir, répartir, infiltrer et stocker l’eau (quand ils ne sont pas totalement effectués pour renvoyer directement et rapidement vers les rivières et la mer), ne jouent désormais plus leur rôle.

Faire connaître les liens entre le paysage et le cycle de l’eau, redonner du « pouvoir d’agir » aux citoyens et aux élus des territoires

On trouve encore, ici et là, des personnes (et même parfois des responsables politiques) pour assurer que « la situation n’est pas si catastrophique, on a déjà connu ça en (année particulièrement sèche dans la région de la personne) », « le BRGM a relevé que les nappes à (localité) s’étaient complètement remplies avec les pluies de cet hiver », ou encore « tout ça est surtout une opportunité pour les dirigeants de (nom d’un parti politique) d’attiser les peurs et de diviser la population ». Les scientifiques eux ne sont pas optimistes. Du tout. Et pas simplement à l’échelle nationale : les chercheurs estiment que l’Europe perd en moyenne près de 84 gigatonnes d’eau par an depuis le début du 21e siècle.

C’est ainsi que lorsque les médias ont commencé à s’emparer (un peu) de cette question des liens entre cycle de l’eau et aménagement du paysage au printemps 2022, cela faisait déjà plusieurs mois qu’avec mon collègue Simon Ricard (PermaLab), nous discutions de la manière de faire connaître ces sujets auprès du grand public. Depuis, tout s’est accéléré : nous avons initié avec Charlène Descollonges une rencontre qui s’est tenue à Annecy le 20 octobre dernier et qui a réuni 60 personnes.

Au cours de cette journée nous avons jeté les bases de l’association Pour Une Hydrologie Régénérative. L’intention de cette association est de diffuser la vision, les inspirations, le connaissances et les moyens d’une régénération massive du cycle de l’eau, comme essentielle et structurante pour des territoires et des nations résilientes face à nombre de problématiques liées à l’eau ainsi qu’aux évolutions climatiques et leurs conséquences sur les sociétés et les écosystèmes.

Dans la foulée de la création de l’association, j’ai donné de mon côté plusieurs conférences sur le sujet « Et si on pouvait cultiver l’eau ? » auprès de citoyens, d’agriculteurs, d’élus et d’agents territoriaux. Une soirée d’information, organisée à l’initiative du Syndicat Intercommunal Eau Potable Valloire Galaure et de la Communauté de Communes Portes de DrômArdèche a réuni 70 agriculteurs, dont plus de la moitié s’est engagée dans la foulée pour 5 ans dans un programme de transformation de leur parcellaire en suivant les principes de l’HR. Plusieurs nouvelles dates sont déjà programmées pour ce début d’année : je serai à Fruges (62) le 11/02, à Eurre (26) le 19/02, et à Besançon (25) le 23/03. Si vous souhaitez en organiser une près de chez vous, n’hésitez pas à me contacter.

Ces conférences ont pour objectif d’une part de sensibiliser le plus grand nombre à l’importance de changer notre regard sur la gestion de l’eau, et d’autre part de faire prendre conscience de notre responsabilité et de notre capacité d’action à l’échelle individuelle et collective : nous ne pouvons pas nous contenter de gérer une ressource qui nous parvient de façon de moins en moins bien répartie, générant alternativement inondations et sécheresses. Nous devons maintenant repenser nos paysages dans la perspective des bénéfices qu’ils peuvent nous prodiguer si nous en prenons le soin : régénérer durablement les cycles de l’eau douce.

S.B.

(1) Voir aussi les deux articles que j’avais consacré à la thématique de nos imaginaires et des paysages en 2021 : 1ère partie / 2ème partie.

1 Comment

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *