Néocotinoïdes : se promener tout nu en hiver et accuser la grippe

Le champ de betteraves : un paysage agricole classique du nord de la France et de la Belgique.

Tout le pays est au courant : nos betteraves sont atteintes par le virus de la « jaunisse nanisante », un fléau qui est provoqué par le puceron qui profite de nos hivers de plus en plus doux et de nos printemps de plus en plus chauds. L’industrie betteravière s’inquiète d’une baisse de 30 à 50 % de rendements, ce qui met en péril toute la filière du sucre. Alors que les débats en France sur l’interdiction des néocotinoïdes ont commencé dès 2007 (à l’occasion du Grenelle de l’environnement), ils affirment n’avoir pas eu le temps de « trouver une alternative ». Et pour cause : la solution au « problème » des néocotinoïdes ne se trouve peut-être pas dans la recherche d’un substitut de cet insecticide « tueur d’abeilles », mais plutôt dans la remise en cause du paradigme industriel qui conduit l’agriculture dans l’impasse.

Se promener tout nu en hiver et accuser la grippe

Que diriez-vous d’un être humain qui, se promenant nu en plein hiver, se plaindrait que ses problèmes de santé seraient la faute du virus de la grippe ? Vous le traiteriez de fou, et lui conseilleriez plutôt d’aller mettre des vêtements chauds !

Et bien figurez-vous que c’est exactement ce genre de situation qui se présente à nous aujourd’hui à propos de la jaunisse de la betterave. Les pratiques agricoles ont beaucoup évolué depuis la moitié du XXème siècle, et la modernisation de l’agriculture a eu notamment pour effet de modifier totalement les équilibres écologiques dans nos campagnes. La destruction des haies, le rebouchage des mares, l’agrandissement des parcelles, l’érosion massive liée à un labour de plus en plus profond et des terres laissées « nues » durant l’hiver ont eu comme conséquence, vous le savez, la destruction des habitats, gîtes et couverts de la majeure partie de la faune et de la flore non-cultivée.

Le puceron noir, vecteur du virus de la jaunisse de la betterave

Or, ces équilibres écologiques s’organisent sous la forme de chaînes trophiques, où les vers de terre sont mangés par les oiseaux, les moustiques par des crapauds, et les pucerons… par qui au fait ? Et bien toute une variété d’oiseaux insectivores, ainsi que des insectes prédateurs tels que les chrysopes, syrphides, perce-oreilles, braconides, et bien sûr les coccinelles, dont la larve est connue pour en manger jusqu’à 300 par jour ! La chute brutale du nombre de ces « auxiliaires » laisse la place à des déséquilibres d’autant plus flagrants qu’ils mettent en lumière la fragilité de notre modèle agricole, et sa dépendance totale à la chimie de synthèse.

Alors que dans un milieu riche et diversifié notre betterave serait protégée du puceron (et donc du virus de la jaunisse) par une formidable et complexe organisation écologique, la voici maintenant semée dans des « déserts » de biodiversité, si bien qu’elle ne peut compter que sur l’intervention du « tueur d’abeille » pour garantir sa « bonne santé ». Un peu comme si notre être humain dévêtu misait sur les antibiotiques pour passer l’hiver…

Le puceron n’est pas notre ennemi

On peut s’inquiéter de la réintroduction probable des néocotinoïdes, mais la teneur des débats qui entourent cet automne le vote de la loi est plus inquiétante encore : nous n’avons pas encore pris la mesure de l’impact de notre modèle agricole sur le désastre écologique à l’oeuvre. Nous n’avons pas compris que la question n’est pas de savoir si nous avons trouvé un « substitut » ou non, mais de savoir si nous voulons continuer à transformer nos campagnes en déserts, pour mieux pouvoir nous intoxiquer au sucre raffiné. Nous ne sommes pas prêts à envisager de bâtir un monde où la biodiversité ne serait pas qu’un souvenir pour les ruraux, et l’écologie un hobby pour les citadins.

Larve de coccinelle se nourrissant de pucerons

La permaculture nous invite à « intégrer plutôt que séparer ». Sortir d’une vision duelle du monde, avec d’un côté les « bonnes » et de l’autre les « mauvaises » herbes, d’un côté les insectes « auxiliaires » et de l’autres les « nuisibles ». Les permaculteurs apprennent, à travers l’observation du fonctionnement des écosystèmes, que la résilience vient de la diversité. Nous n’avons pas besoin d’un substitut aux néocotinoïdes, nous avons besoin de haies, de mares, de sols vivants ! Nous avons besoin de betteraves poussant dans des écosystèmes diversifiés, où les pucerons seront contrôlés par leurs prédateurs naturels.

Nous n’avons pas besoin d’une agriculture basée sur le « savoir-faire » d’une industrie qui ne connaît que les « cides » pour tenter de dominer une « nature » qui menace bien plus ses intérêts financiers que notre souveraineté alimentaire. Nous avons besoin d’une agriculture basée sur l’intelligence du vivant, un savoir-faire ciselé par des milliards d’années d’une lente et patiente évolution qui conduit aujourd’hui l’être humain à avoir l’honneur de pouvoir co-évoluer avec les autres formes de vie sur cette planète, peut-être encore pour quelque temps. Tâchons d’avoir un peu plus de respect et de gratitude pour ce cadeau que la vie nous fait : par exemple en tournant au plus vite la page de l’agriculture industrielle.

Une drôle d’idée : voulons-nous « des coquelicots » ?

Avec l’arrivée du printemps, le coquelicot fleurit de nouveau sur le bord des routes. L’occasion pour moi de publier cette note, que j’avais écrite en septembre 2018 suite à la publication de « l’Appel des 100 », qui a conduit à faire du coquelicot l’un des symboles du mouvement de lutte contre l’usage des pesticides de synthèse en agriculture.

J’ai attendu un peu que « le soufflet soit retombé », car je craignais de susciter des procès d’intention, des débats stériles et autres querelles de chapelle, et aussi froisser mes ami.e.s embarqué.e.s dans ce mouvement. L’idée de cette note n’est pas du tout d’attaquer le mouvement « Nous voulons des coquelicots » (qui voudrait se fâcher avec son million de signataires !?), dont je partage du reste l’essentiel du projet de société. Il s’agit plutôt d’éclairer avec un regard d’écologue et de permaculteur cette (drôle) d’idée de choisir le coquelicot comme symbole d’un mouvement « écologique », de montrer pourquoi, selon moi, l’angle choisi par ce mouvement manque singulièrement de radicalité, et de jeter les bases d’un nouveau récit pour la transition, et pas seulement en agriculture.

Se familiariser avec la notion de succession écologique

Pour comprendre le point essentiel de mon propos, il est nécessaire de faire ensemble un petit détour par la notion de « succession écologique ». Si vous êtes déjà familier de ce concept, vous pouvez passer au paragraphe suivant ! Sinon, ces quelques lignes vous éclaireront. Dans la nature, les écosystèmes sont en évolution permanente, selon des cycles. Dans le fabuleux documentaire « Il était une Forêt » réalisé par Luc Jacquet avec l’éthnobotaniste Francis Hallé, il y a cette scène magique où un arbre gigantesque d’une forêt équatoriale meurt, entraînant dans sa chute d’autres arbres voisins, ce qui crée momentanément une « clairière ». Je précise que c’est momentané, car évidemment sur le moment de nombreuses plantes « pionnières » vont s’installer rapidement (on parle alors d’un système dégradé, immature, encore appelé « type I »), puis laisser la place à d’autres arbres à croissance plus lente (on passe au « type II »), pour enfin revenir après quelques décennies (ou siècles selon les régions du globe) au système le plus stable (invariablement sous forme de forêt sous nos latitudes – « type III »).

Source : Wikipedia

Au sein de toute succession, il y a donc des « niches écologiques » correspondant à des fonctionnements différents (spécialités), qui se complètent : chaque espèce qui intervient dans la succession tire parti du milieu créé par les précédents, et « prépare le terrain » pour les suivants.

Les « pionniers » sont des éléments évoluant dans des systèmes de type I, comme l’armoise, la ronce.. ou le coquelicot. Ils profitent des conditions suivantes : abondance de lumière et beaucoup d’espace à conquérir (ex : après un feu de forêt, ou un labour). Ils misent sur une croissance rapide (et une vie courte), et peuvent se débrouiller relativement « seuls ». A l’autre bout de la succession se trouvent les éléments des systèmes « matures » de type III, comme le chêne sous nos latitudes. Ils ont une croissance beaucoup plus lente (mais une vie plus longue), profitent d’une grande diversité d’autres espèces avec qui ils coopèrent, et peuvent se débrouiller avec peu de lumière et d’espace.

Dans la nature, aucun système n’est « bon » ni « mauvais » en tant que tel : ils répondent tous à des besoins différents. Les systèmes de type I sont des « pansements » permettant d’intervenir pour « cicatriser » rapidement après un chaos. Leur stratégie : croître rapidement et produire beaucoup de graines. A l’inverse les systèmes de type III sont lents, et très économes dans leur production de graines.

Des humains, et des coquelicots

Et les humains, dans tout ça ? C’est à partir de là que ça se gâte. Si on analyse notre place en tant qu’humains dans les écosystèmes planétaires, il apparaît que nous occupons actuellement la même niche que le coquelicot : la niche des pionniers, des opportunistes : ceux qui se concentrent sur la croissance et le rendement (la vitesse à laquelle les matières premières peuvent être transformées en produits), mais se soucient peu de l’efficacité (le ratio entre la quantité d’énergie dépensée et la quantité produite). Autrement dit, tout comme le coquelicot, nous agissons comme si nous n’étions que de passage, tirant profit de l’abondance, puis passant à autre chose.

Lorsque l’écosystème se régénère, le coquelicot, lui, disparaît ! Sa présence récurrente dans nos champs est plutôt le signe de l’état de dégradation avancé de nos sols (et plus généralement de nos écosystèmes) qu’un signe de bonne santé ! Pour le dire encore autrement : tant que nous pratiquerons une agriculture basée sur la destruction des écosystèmes et la prédation, nous aurons des coquelicots… Est-ce vraiment cela que nous voulons ?

Si nous ne voulons pas des coquelicots, alors que voulons-nous ?

Encore une fois, mon propos n’est pas de dire que nous ne voulons pas de coquelicots en soi, car comme je l’ai expliqué plus haut, en tant que pionniers ils jouent un rôle indispensable de « pansement » dans les écosystèmes dégradés. L’idée de cette note c’est plutôt d’apporter de la profondeur à la réflexion sur « ce que nous voulons », afin de jeter les bases de mouvements citoyens capables de faire avancer la transition vers une intégration plus harmonieuse des activités humaines au sein de l’écosystème planétaire.

Et la réponse n’est pas propre à l’agriculture : nous voulons changer de place dans l’écosystème. En résumé : « glisser » du système I, vers le système III. Passer de la consommation effrénée de ressources à la sobriété. D’une économie linéaire génératrice de déchets à une économie circulaire. De la compétition pour les ressources à la coopération. Notre modèle de fonctionnement est donc plutôt à regarder du côté des systèmes de type III.

Et si on passait à la radicalité ?

Comment fonctionnent ces écosystèmes ? Quelles sont les règles qui les régissent ? Comment les imiter ? S’en inspirer ? C’est le travail que mènent depuis une quarantaine d’année les biomiméticiens (nous ne manquerons pas de souligner au passage que l’observation de la nature et le fait de s’en inspirer est en fait une pratique aussi vieille que l’humanité elle-même, et est l’une des clés de la résilience, pour ne pas dire de la survie des groupes humains). Parmi eux, les permaculteurs ont développé leur propre liste de principes, inspirés de l’observation des écosystèmes, ainsi qu’une méthodologie efficace au service de la conception de systèmes agraires, mais aussi de systèmes de santé, de systèmes éducatifs, etc…

Ces principes (dont vous trouverez une liste en suivant ce lien) sont pour moi la clé d’une véritable radicalité, au sens étymologique. Réclamer l’interdiction des pesticides de synthèse est une cause louable, et les effets sur la biodiversité, la santé, etc… sont effectivement destructeurs, mais leur usage dans l’agriculture d’aujourd’hui n’est que le symptôme d’un mode de fonctionnement basé sur les logiques de contrôle et de destruction du vivant. Même en additionnant toutes les « luttes symptomatiques » (et la liste est de plus en plus longue : brevetage du vivant, maltraitance des animaux, etc…), cela ne conduira qu’à faire croître le cocktail colère/angoisse/tristesse (ce qui est représente en soi responsabilité énorme vis-à-vis du reste de la société), et ne remplacera jamais le fait de mobiliser notre énergie à la racine (ce qui renvoie au principe d’efficacité énergétique observé dans les systèmes de type III. CQFD).

Dressons un premier panorama des actions à mener pour accompagner un glissement de nos systèmes agricoles du type I vers le type III. Que pourrions-nous faire ?

  • Réorienter massivement les calories alimentaires de notre ration de base des plantes annuelles vers des plantes pérennes (céréales vivaces, noix, noisettes et autres fruits à coque).
  • Promouvoir l’agroforesterie (traditionnelle et moderne), par exemple en soutenant les associations de développement de l’agroforesterie (comme l’ADAF, dont j’ai été l’un des co-fondateurs en 2015 et que j’ai présidée pendant 3 ans), en accompagnant la transformation des millions de potagers que l’on trouve dans ce pays en jardin-forêt comestibles (comme le propose mon ami, voisin et collègue Antoine Talin dans ce cours en ligne), ou en mettant en place un label « produit issu de l’agroforesterie ».
  • Promouvoir les pratiques d’agriculture « sur sol vivant », par exemple en soutenant les associations de développement (comme le réseau Maraîchage sur sol vivant, ou Ver de terre Prod), ou en mettant en place un label « agriculture du vivant ».
  • Lancer un appel « Nous voulons des vers de terre » co-signé par des associations et des personnalités.
  • etc…

Alors, on s’y met ? 😉

Les Vivalistes, épisode #3 – « Apprendre à devenir terriens »

Sillonnant les routes de France à la rencontre des « organisations vivantes », Agathe et Baptiste ont fait escale à l’Oasis de Serendip une première fois l’été dernier, et sont revenus quelques jours avant le confinement, le temps d’une interview avec Samuel. Faire seul ou ensemble ? Autonomie ou interdépendance ? Calez vous bien dans votre canapé ou votre fauteuil, et laissez-vous embarquer…

Lien vers la page du podcast : https://podcast.ausha.co/les-vivalistes/les-vivaliste-episode-3-l-oasis-de-serendip

« Dans ce troisième épisode, on vous partage notre rencontre pré-confinement du mois de février avec Samuel Bonvoisin, l’un des membres fondateurs de l’Oasis de Serendip dans la Drôme.

Créé en 2015, ce projet collectif est un lieu d’accueil, d’expérimentation et de transmission autour de la permaculture et du vivre ensemble. Aujourd’hui, après 5 ans d’activité intense, le collectif s’est dissout et l’oasis est en pause. 

Dans ce podcast, Samuel nous raconte son histoire et celle de l’oasis de Serendip. Il nous explique ce qu’est la permaculture humaine, ce qu’il a appris de la gestion d’un collectif ou encore comment votre potager peut être la porte vers une nouvelle manière de penser votre monde.

Nous abordons également des thèmes comme la complexité du vivant, le deuil d’un monde qui n’existe plus, l’importance des imaginaires et l’autonomisation de notre manière de penser. »

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