Et si nous décidions de fêter le jour du dépassement ?

Ce 29 juillet, l’humanité a déjà consommé pour 2021 l’ensemble des ressources que la Terre peut régénérer chaque année. Et si cette date du dépassement (qui peut être différente d’une année sur l’autre) devenait une occasion pour les humains de se retrouver et de célébrer ? L’idée vous semble absurde, ou saugrenue ? Elle ne l’est peut-être pas tant que ça…

D’où vient cette idée ?

Il semble y avoir un consensus général pour dire que la crise sanitaire liée au COVID-19 représente un moment unique dans l’histoire récente de l’humanité autour de la question de la prise de conscience des conséquences de l’entrée dans l’anthropocène.

En plus de créer le « décalage » dont beaucoup de nos contemporains ont besoin pour prendre du recul et commencer à sortir, pour les uns du déni ou pour d’autres de la sidération, il tend à « synchroniser » les énergies, à la fois à l’intérieur des sociétés, et même à l’échelle mondiale.

Nous ne savons pas si ce genre d’événement se reproduira régulièrement ou non, ni, si c’est le cas, dans combien de temps. Comment dès lors utiliser la période pour pousser cet « avantage » soudainement créé, et tenter de faire avancer encore plus loin à la fois la prise de conscience, l’accompagnement humain que cela nécessite, et aussi la mise en place concrète d’initiatives de transition, préfigurations de l’ère post-moderne à laquelle nous aspirons ?

L’intention

Edgar Morin, qui fêtait récemment ses 100 ans, en parle très bien : « Ce monde n’est pas fini, il va gigoter encore ; après le confinement un boom économique provisoire le rassurera. Seul un nouveau mouvement citoyen animé par une pensée forte et une conscience lucide pourra ouvrir le chemin d’un monde nouveau. »

Il s’agit de :

  • Proposer un récit « puissant » (Cyril Dion, Pablo Servigne) – en s’appuyant sur quelques notions qui « parlent », y compris en détournant les codes actuels de la société. 
  • Frapper les imaginaires au niveau global (seule échelle pertinente, qui permet notamment de sortir des récits portés par les états-nations)
  • Se retrouver au niveau hyper-local (seule échelle pertinente, qui permet de valoriser les savoirs et cultures locales)

L’idée

En reprenant les codes de la fête nationale du 14 juillet, jour de commémoration (recueillement, souvenir, mémoire), mais aussi de festivités (culture populaire, joie, célébration), l’idée est de s’appuyer sur « le jour du dépassement » (cette année le 29 juillet), car il met en avant la notion de biocapacité (et donc de limite planétaire), et celle d’empreinte écologique (et donc de lien avec nos modes de vie). Par ailleurs, pour les français, les dates sont assez proches pour que le parallèle soit facile à faire pour tout un chacun. Cette date présente aussi l’immense intérêt d’être « planétaire », ce qui permet d’imaginer de susciter l’envie pour des humains d’autres régions du monde de rejoindre cette initiative.

Comment ?

1. Faire mémoire ensemble

En organisant dans des lieux publics de tous les quartiers et villages une cérémonie de commémoration en l’honneur :

  • des victimes humaines des désordres écologiques et climatiques depuis le début de l’anthropocène
  • des victimes humaines des inégalités sociales et de l’exploitation engendrées par le capitalisme
  • des victimes non-humaines des désordres écologiques et climatiques, et particulièrement des espèces disparues ou en voie de disparition
  • des paysages dégradés, forêts rasées, ressources pillées
  • de nos enfants, petits-enfants et arrières-petits enfants, qui seront de toute façon victimes de ces désordres.

2. Libérer la parole

Cette cérémonie sera suivie par une agora, espace de rencontre et de dialogue entre citoyens, autour de 3 dimensions indissociables :

  • Regarder la réalité en face. Parler de ce qu’il est difficile d’affronter, individuellement et collectivement. Sortir ensemble de l’ère moderne, entrer dans l’anthropocène, « atterrir » (Bruno Latour), etc. il s’agit de PRENDRE COLLECTIVEMENT EN MAIN L’ÉVEIL DE NOS CONSCIENCES, ce qui est devenu nécessaire et urgent. On peut s’appuyer sur des témoignages, des récits, mobiliser des artistes, des conteurs, etc…
  • Prendre soin de notre humanité en transition. Que ceux qui ont franchi le cap se mettent au service de ceux qui sont encore dans le déni, la sidération, la fuite, la colère, etc. Il s’agit de PRENDRE SOIN LES UNS DES AUTRES, car nous ne vivons pas tout cela de la même manière, et que nous avons besoin que le plus grand nombre possible d’humains s’y mette. On peut mobiliser des facilitateurs, des thérapeutes, des personnes capables, de beaucoup d’empathie, etc.
  • S’ORGANISER AU NIVEAU LOCAL, AFIN DE PRENDRE NOS RESPONSABILITÉS. Mettre en place toutes formes de coopération, d’entraide, au service de la construction de demain. Convoquer le non-humain, mettre en place des « contrats naturels » locaux à partir d’un état des lieux des communs. On peut mobiliser les acteurs de la transition, les paysans, les entreprises solidaires, etc.

3. Célébrer nos différences

Cette journée qui se déroulera simultanément partout sur la planète se poursuivra en soirée par des festivités pour célébrer la Terre, ses habitants (humains et non-humains), et mettre en avant la diversité des cultures locales.

Afficher une ambition commune, développer l’identité terrienne

L’enjeu in fine est aussi de « repousser la date du dépassement » : cela veut dire qu’en participant à une telle dynamique nous donnons de la consistance à un engagement de chacun envers la communauté terrienne : participer à l’effort commun pour repousser la date du dépassement. Qui sait, cela nous permettra peut-être ainsi de mesurer, d’année en année, le chemin parcouru collectivement, et, en déplaçant la date de notre célébration planétaire, d’avoir de nouvelles raisons de célébrer !

Alors ? Est-ce que cette proposition vous parle ? N’hésitez pas à le dire en commentaires !

Faire de l’échec sa force ! – Un podcast proposé par le Permacooltour


Le Permacooltour est un collectif itinérant qui réalise un tour de France des éco-lieux inspirés de la permaculture. A travers cette initiative, ces intrépides aventurièr.e.s aspirent à essaimer et à s’approprier les valeurs de la permaculture  : le respect de l’humain, le respect de la Nature et le partage équitable des ressources.

J’ai eu la chance de les côtoyer ce printemps pendant quelques semaines dans la vallée de la Drôme, où ils ont élu domicile le temps d’un re-confinement. Quelle joie de les voir s’activer, entre arbre et pirogue, et mettre leurs nombreux talents au service du monde qu’ils entendent créer !

Parmi leurs nombreux faits d’âmes, ils se sont lancés dans la réalisation d’une série de podcast, intitulée « L’Odyssée Permacurieuse ». Voici comment ils en parlent : « Des paroles de tous bords qui se mêlent pour vous transmettre leurs récits et expériences inspirantes. Ces rencontres nous ont touchées, nous avons passés quelques jours, semaines, heures avec elles dans leur cocon familial, collectif ou entreprise. Nous sommes heureux de pouvoir mettre en lumière leurs paroles, en espérant que leur témoignage vous touche ! »

Kevin m’a fait l’honneur d’un interview d’une heure, qui a donné lieu à la réalisation de ce 22ème épisode. A son invitation, j’y parle, depuis mon propre vécu, de l’expérience de l’Oasis de Serendip, cet écolieu en construction autour duquel je m’active depuis 2014. L’occasion de tirer des enseignements de ce parcours, et surtout de les partager à celles et ceux qui s’engagent sur les voies de la transition !

Si ce témoignage vous a touché, et que vous souhaitez laisser un petit mot, n’hésitez pas à le faire en commentaire. Si vous souhaitez soutenir le Permacooltour, c’est le moment de suivre ce lien !

Refonder nos imaginaires, confronter nos repères, imaginer de nouveaux paysages (2/2)

Quand j’ai décidé de me former à la permaculture, environ 2 ans après la fin de mes études d’ingénieur en agriculture, j’en avais comme beaucoup de personnes encore aujourd’hui une vision très restrictive : c’était pour moi une sorte de technique de jardinage écologique, qui me permettrait d’avoir un potager luxuriant, en couvrant le sol d’un paillage, et en associant judicieusement les légumes.

A l’époque la permaculture n’était connue que d’une toute petite fraction de la population (au moins en France). Deux événements simultanés survenus en 2015 (la sortie du film « Demain » et la publication de l’étude sur la ferme du Bec-Hellouin) allaient la propulser un peu plus sur le devant de la scène. Malheureusement l’imaginaire qui entoure la permaculture est resté très marqué par cette empreinte initiale. Pour beaucoup de personnes, il s’agit toujours d’une « technique », qui est réduite au domaine de l’agriculture, et particulièrement sur de petites surfaces, avec peu (voire pas du tout) de mécanisation.

Puisque je prends le temps dans cette mini-série d’aborder nos imaginaires, nos représentations, et de parler des paysages, j’en profite au passage pour resituer pour vous la permaculture, et participer à lui offrir une plus juste place dans notre conscience collective.

Dire que la permaculture est un type d’agriculture, c’est comme dire que l’architecture est un type de bâtiment !

A l’image de cet article paru récemment sur le site « Bon Pote », qui entend nous aider à distinguer les différents « types d’agriculture » en y insérant la permaculture (voir par exemple l’infographie ci-dessous), la culture populaire s’est emparée de la permaculture en l’assimilant à « un ensemble de pratiques agricoles », qui auraient telles ou telles vertus et défauts (en termes de préservation du sol, de productivité, etc…).

« 4 infographies pour comprendre l’agriculture », article paru le 13 avril 2021 sur le site bonpote.com

Or la permaculture n’offre aucune avancée technique en tant que telle. Sur ce plan elle ne fait qu’aider à choisir quelles solutions utiliser, ces techniques venant toujours d’ « ailleurs ». Regardons ce qu’il en est des principales techniques auxquelles la permaculture est assimilée dans l’imaginaire collectif : les fameuses méthodes de culture sur buttes étaient déjà connues des romains pendant l’antiquité, et les paysans des plateaux des Andes n’ont pas attendu la permaculture pour inventer la Milpa, une association de plantes qui a traversé les millénaires. Il est d’ailleurs fréquent que les permaculteurs eux-même fassent référence à des précurseurs, comme le font par exemple Perrine et Charles Hervé-Gruyer lorsqu’ils invoquent les recherches de Coleman et Jeavons sur les techniques utilisées par les maraîchers parisiens du XIXe siècle.

Au contraire d’être une solution technique, la permaculture est une philosophie qui nous conduit en réalité justement à sortir de la recherche d’une solution « universelle ». Cette vision où il existerait quelque-part des réponses « ultimes » qui seraient applicables partout pour répondre aux enjeux. Elle nous invite à envisager chaque système comme étant totalement unique, en prenant en compte l’ensemble des facteurs d’un lieu, d’une époque, d’une situation particulière. Il n’existe donc aucune technique permacole stéréotypée. C’est même exactement l’inverse. Et il n’y a donc par définition aucune « réplicabilité » entre un système permacole et un autre.

Tout comme un architecte ne concevra jamais 2 fois la même maison en faisant appel exactement aux mêmes techniques, un permaculteur / une permacultrice ne concevra jamais 2 fois la même ferme. Et tout comme 2 architectes qui se penchent sur la réalisation des plans d’un même projet de maison arriveront à 2 propositions différentes, il y aura toujours autant de propositions faites pour concevoir un même système qu’il y aura de permaculteurs.

Mais alors, qu’est-ce qui est commun entre tous les systèmes permacoles ?

La puissance de la permaculture réside dans le fait qu’elle associe un cadre éthique, des principes et une méthodologie de design.

  1. Le cadre éthique est la boussole du permaculteur / de la permacultrice. Il permet d’articuler immédiatement le local et le global, mais aussi aujourd’hui et demain. Il est composé de 3 piliers : « Prendre soin de la Terre », « Prendre soin de l’humain », et « Garantir un partage équitable des ressources et des surplus ».
  2. Les principes forment une boîte à outils, cadrant l’action. Ils sont issus de l’observation du vivant, ce qui permet de créer des systèmes bio-inspirés, développant au passage leur dimension régénérative pour les écosystèmes naturels, et aussi sociaux (cf. la liste de principes publiée sur ce site).
  3. La méthodologie de design permet d’ancrer cette éthique et ces principes dans l’action. Elle détermine l’ordre des priorités dans les éléments du système à installer, et accompagne le permaculteur / la permacultrice afin de l’aider à garder une posture qui l’aide à passer d’une logique de prédiction/contrôle à une logique d’interaction avec le système.

Vous imaginez bien qu’avec un tel bagage, il est possible de concevoir n’importe quel système, et de sortir largement du domaine de l’agriculture ! Depuis la fin des années 90 en effet, et particulièrement sous l’impulsion de David Holmgren, l’un de ses fondateurs, la permaculture a pris un essor dans des secteurs aussi variés que l’énergie, l’eau, la construction, l’éducation, la santé, etc…

De nombreuses personnes qui se forment à la permaculture voient d’ailleurs spontanément dans cette proposition des résonances importantes avec leur quotidien de vie ou leur activité professionnelle : architectes et des ingénieurs, mais aussi des enseignants, des soignants, des artisans ou tout simplement des parents… C’est une véritable « révolution de la pensée » qui est proposée dans ces stages/formations, et elle peut nous donner envie de réorganiser de nombreux aspects de notre société, comme le fonctionnement d’une entreprise, d’une collectivité, d’une association, ou d’une famille.

J’anime d’ailleurs depuis 3 ans maintenant des stages entièrement dédiés à ces sujets : « Piloter sa vie avec la permaculture humaine » et « Prendre soin du « Nous » avec la permaculture sociale », qui sont l’occasion de découvrir comment on peut concevoir sa vie ou la vie d’une organisation sociale en s’inspirant du fonctionnement des écosystèmes.

Un exemple incroyable de système appliqué à la gestion de l’eau : la fondation Paani en Inde

Pour aller plus loin dans la confrontation de nos repères culturels sur ce qu’est la permaculture, je vous propose maintenant de découvrir l’expérience incroyable menée par la fondation Paani en Inde sur la gestion de l’eau, à travers une série de 2 vidéos. Cet exemple me semble intéressant parce qu’il « casse les codes » : le projet n’est pas centré sur l’agriculture (ni buttes, ni associations de plantes !) mais sur l’eau, et il n’est pas (du tout) à petite échelle, comme vous allez vite pouvoir le constater !

Pour la 1ère vidéo, vous pouvez mettre les sous-titres en Français, grâce à l’excellent travail du collègue Simon Ricard de PermaLab 🙂

Je ne vais pas prendre le temps ici de faire une analyse poussée du « design » de ce projet (bien que cet exercice serait très utile et éclairant), mais je voudrais simplement souligner quelques éléments qui en font un « cas d’école » du point de vue de la permaculture (le reportage a d’ailleurs été réalisé par un permaculteur américain) :

  1. Le choix de mettre le focus sur le design de l’eau est la stratégie la plus efficace en terme de dépense énergétique / impact sur la résilience des villages. L’eau est notamment le premier échelon de l’ « échelle de la permanence », un outil de design très utilisé en permaculture.
  2. Le design « social » est très élaboré, et particulièrement adapté à la culture des habitants de ces villages (utiliser l’énergie de compétition entre les villages pour améliorer les conditions de vie de tout le monde).
  3. Sur les aspects techniques, on voit bien que chaque village a dû s’approprier la problématique de l’eau dans son propre contexte : c’est donc la méthode qui est « réplicable », et non les techniques, qui doivent être adaptées.
  4. Le design est évolutif, et se complexifie dans le temps. On découvre (surtout dans la 2ème vidéo) qu’un nouveau concours est en place avec les villages ayant atteint la 1ère phase, et que ce concours mets en jeu d’autres thématiques (le sol, les plantes, etc…).
Un paysage de baissières en Inde dans un village ayant participé à la « water cup » de la Paani Foundation

Si j’ai choisi l’exemple du projet de la fondation Paani, c’est aussi pour une autre raison : ce projet met en scène des milliers de personnes qui se mobilisent pour changer radicalement leurs paysages en peu de temps. Et… ça m’inspire pour le programme des prochaines années dans notre propre pays.

Retour en France : et si on organisait un « nouveau remembrement » ?

« Changer nos paysages à très grande échelle et en très peu de temps ? C’est possible en Inde… mais le faire en France, ça paraît complètement insensé. »

Vraiment ? Mais si voyons, rappelez-vous ! Nous l’avons déjà fait, et il y a très peu de temps, je vous en ai parlé dans le 1er article de cette mini-série ! Allez, je vous remets les chiffres : en 30 ans, 15 millions d’hectares ont été remembrés, et nous avons réussi à supprimer près de 750 000 km de haies vives et à combler environ 1 million de points d’eau. Vous voyez bien que c’est possible !

En même temps, il y avait une urgence : faire rentrer les tracteurs et « moderniser » l’agriculture pour rester compétitifs au niveau international. Est-ce qu’aujourd’hui nous avons une des urgences qui permettent de justifier de mettre au moins la même énergie pour régénérer les écosystèmes ? Il me semble que oui, mais c’est à la société d’en juger « collectivement ».

De nombreux articles scientifiques sortent depuis 3 ans pour alerter sur la hausse rapide en nombre et en intensité des épisodes de sécheresse en France.

Qu’est-ce que ça signifie concrètement de « remembrer » à nouveau les campagnes ? Si l’on suit les approches de design régénératif utilisées en permaculture, on pourrait imaginer un processus qui reprenne les 3 premières étapes de l’échelle de la permanence (vous allez voir des ressemblances avec Paani) :

  1. L’eau : en s’appuyant sur les pratiques d’hydrologie régénérative et notamment la méthodologie « RRIS » (Ralentir, Répartir, Infiltrer et Stocker), il s’agit, exactement comme dans l’exemple des villages du Maharashtra qui se sont lancés dans la « water cup », de s’appuyer sur la topographie de chaque plaine, plateau, vallée, pour créer des ouvrages permettant de limiter au maximum le ruissellement et recharger les sols directement là où l’eau tombe.
  2. Les infrastructures : la réalisation d’un design hydrographique centré sur la résilience en eau des territoires engendre inévitablement le besoin de redessiner un certain nombre de chemins, routes, réseaux, et tous autres types d’aménagements, afin de les rendre compatibles.
  3. Les arbres : il s’agit de replanter massivement des arbres dans le paysage, sous forme de forêts, bois, fûtaies, ripisylves, vergers, haies, et toutes sortes de corridors écologiques. Ces arbres permettront de maintenir les sols, stocker du carbone, favoriser l’infiltration, développer la fertilité, pomper l’eau des nappes pour la ramener en surface, etc…

Ce chantier est tellement colossal qu’on peut avoir du mal à en percevoir l’ampleur. Pour avoir une idée plus précise, prenons l’exemple d’une commune « moyenne » de métropole pour voir ce que ça pourrait donner à cette échelle. Disons que cette commune s’étend sur 10 km2 (vous pouvez comparer avec la commune sur laquelle vous vivez en faisant une simple recherche sur internet), c’est à dire 1000 hectares.

Pour mettre en place un design régénératif sur cette commune avec une ampleur qui soit équivalente à celle du remembrement réalisé sur cette même commune entre 1960 et 1980, on devrait « re-remembrer » 275 hectares de terres, aménager 18 ouvrages de gestion passive de l’eau dans une logique « RRIS » (baissières, fossés, mares, etc…) et planter l’équivalent de 14 kilomètres de haies. Vous avez-dit fou ? C’est vrai que ces chiffres peuvent paraître énormes. En combien de temps pouvons-nous y parvenir ? 5 ans ? 10 ans ? Si titanesque que soit la tâche à accomplir, c’est à mon avis à ce prix, et seulement à ce prix, qu’on pourra imaginer un futur « désirable » pour notre société, et limiter (parce qu’il est trop tard pour s’éviter) les conséquences des désordres écologiques et sociaux en cours.

Voilà ! J’espère que ce second article vous aura permis de continuer à cheminer dans votre réflexion sur nos représentations et notre rapport au paysage. Je travaille actuellement sur d’autres articles sur ce site, notamment sur le thème de l’ « hydrologie régénérative ».

Cet article vous fait réagir ? N’hésitez pas à le faire en commentaire !

Refonder nos imaginaires, confronter nos repères, imaginer de nouveaux paysages (1/2)

Qu’est-ce que cela représente pour vous une journée à la campagne ?

Ah, la campagne ! Que vous viviez en ville ou dans une zone rurale, il y a fort à parier que la simple lecture de cette question fasse remonter en vous des doux souvenirs de promenades sur un chemin bordé de champs. Le mouvement des céréales au printemps, qui forment comme des vagues en surface lorsqu’elles sont battues par le vent. L’air pur. L’odeur des foins tout juste fauchés en été, ou même celle du crottin de cheval, ou de la bouse de vache lorsque l’on passe près d’une étable !

Depuis notre plus tendre enfance, ces paysages de campagne ont façonné notre imaginaire. Ils sont comme des madeleines de Proust. Ils nous apaisent et nous rassurent. Tout comme la montagne, ou le bord de mer, ils symbolisent ce à quoi nous aspirons profondément : le calme, la lenteur, la nature, les vacances, les grands espaces, l’abondance… En bref : le bonheur.

Même si nous savons que tout n’est pas rose dans nos campagnes, que les insectes et les oiseaux meurent sous l’effet des pesticides, que nos sols et nos vers de terre disparaissent sous l’action de la charrue, que notre eau s’acidifie et se charge d’engrais pour aller ensuite polluer les rivières et entraîner le développement d’algues sur nos côtes… il y a une part de nous-même qui s’est attachée à ces paysages. Nous les trouvons « beaux », tout simplement. Comment pourrait-il en être autrement ?

Changer nos représentations, ce n’est pas facile !

A l’époque où j’étais militant, j’ai rapidement fait le même constat que beaucoup d’autres personnes qui s’intéressent à la question du changement : il n’est pas facile de changer nos pratiques (en l’occurence ici de pratiques agricoles et d’habitudes alimentaires) sans changer « en même temps » (comme dirait notre Président) nos représentations. Mais j’avais sous-estimé le pouvoir que l’attachement à nos paysages de campagne génère sur ces fameuses représentations. Et le déclencheur est venu l’an dernier, quand mon amie Cilou est venue en stage de permaculture dans la Drôme. Dans un chouette article de son blog où elle raconte son séjour, elle prend le temps, à partir de la photo d’un coucher de soleil sur un champ de blé, de témoigner de comment ce stage lui a permis de faire évoluer sa perception des paysages :

« Vous vous souvenez de ce champ de blé que je vous ai montré au début de l’article. Je vous avais retransmis mes impressions de plénitude face à cet écrin de nature. En terminant mon stage, je suis repassée devant et je me suis dit que non, ce n’était pas ça la Nature. Ça, c’est un champ de monoculture qui appauvrit la terre, c’est une façon destructrice de cultiver, polluante et mauvaise pour la santé de tous. C’est joli à voir hein tout ce blond. Mais ça n’enlève pas l’hérésie de ce mode de culture. »

Ciloubidouille, août 2020
La photo de Cilou qui a déclenché l’envie d’écrire cet article…

Ce sont ses mots à elle, évidemment, mais ça en dit long sur le chemin à parcourir pour déconstruire nos représentations, et regarder « les choses » en face. Même si je la trouve « belle », je ne peux plus vraiment regarder une voiture sans penser aux méfaits des particules fines sur la qualité de notre air, et aux effets du relargage du CO2 sur le réchauffement climatique. Même si je la trouve « bonne », je ne peux plus vraiment manger la viande d’un boeuf issu de l’élevage industriel sans penser au soja brésilien dont il s’est nourri, et aux conséquences directes de la production de soja sur la déforestation galopante de ce qu’il reste de la forêt amazonienne.

Quand je regarde un « champ » aujourd’hui, je continue d’y voir une certaine beauté, mais je ne l’associe plus à l’abondance. Un champ, pour moi, est synonyme de rareté, de pauvreté à tous les niveaux :

Cette « désertification » des campagnes a été largement provoquée par l’industrialisation de l’agriculture. En 1946, il y avait 145 millions de parcelles en France, avec une taille moyenne de 0,33 hectare. Pour pouvoir « faire rentrer les tracteurs », on a mis en place un vaste programme de « remembrement » entre les années 60 et les années 80. Environ 15 millions d’hectares ont été remembrés, supprimant près de 750 000 km de haies vives et comblant (d’après les estimations) 1 000 000 de points d’eau (mares, bassins, étages, fossés), soit la moitié du total qu’en comptait le pays. La suppression des obstacles physiques (haies, fossés, chemins) a en effet permis de tirer le meilleur parti de la mécanisation des exploitations… mais à quel prix ?

Des agronomes et des naturalistes se sont inquiétés très tôt des conséquences des arasements de talus, comblements de mares et arrachages d’arbres ou de haies pratiqués à l’occasion des remembrements. En 1954 par exemple, Paul Matagrin, directeur de l’école d’agronomie de Rennes, dénonçait « des conséquences climatiques, des problèmes d’eau, d’érosion des sols. Notre équilibre écologique ancestral s’est brisé et nous ne savons pas encore quelle sera la limite de ces destructions irréversibles »…

Des coulées de boue sur les routes dans le Pas-de-Calais, en janvier 2021.

Pas besoin de vous faire un dessin. Aujourd’hui, il ne se passe plus guère de semaine sans qu’on lise dans les journaux, ou qu’on voie à la télé les effets de cette destruction des éco-systèmes. Nos « belles » campagnes sont devenues complètement incapables de gérer le moindre épisode météorologique : crues et coulées de boues en hiver sont accentuées par l’imperméabilisation des sols et l’absence de haies pour retenir la terre ; sécheresses et températures extrêmes génèrent de gros dégâts dans des parcelles qui ne peuvent plus compter sur la fraîcheur de l’ombrage des arbres et l’infiltration sur place des pluies estivales de plus en plus rares.

Soutenir nos imaginaires en créant de nouveaux paysages

Mon propos dans cet article n’est pas tant de dénoncer les méfaits de l’industrialisation de l’agriculture (je m’y suis déjà bien employé par le passé), que d’attirer votre attention sur la nécessité de créer de nouveaux imaginaires qui pourront se substituer à ceux de notre enfance. En effet, si nous ne pouvons plus voir un champ de blé ou de maïs sans penser à la mort et à la désolation, à quoi pouvons-nous nous raccrocher ?

Le bocage du Boulonnais, Nord de la France
Dans ce pré-verger, les moutons bénéficient de l’ombre et du microclimat plus doux entretenus par les arbres, lesquels constituent aussi une ressource complémentaire pour l’agriculteur.

Comme souvent, il n’existe pas de réponse simple à cette question. La nostalgie des paysages disparus et la confiance dans la sagesse des anciens peuvent nous conduire à chercher à restaurer les paysages du passé : le bocage, les pré-vergers… mais les connaissances scientifiques accumulées au cours des dernières décennies ainsi que les multiples rencontres avec les sagesses d’autres régions du monde peuvent nous inviter à chercher des réponses nouvelles.

Mon premier constat est que dès que l’on sort des « sentiers battus » en terme de paysages agricoles, nos repères sont complètement chamboulés. Les paysages créés par les personnes qui pratiquent par exemple l’agroforesterie, ou l’agriculture de conservation, ou l’agriculture de régénération ou encore l’agriculture syntropique, paraissent parfois « fouillis », « désordonnés », ou nous laissent sur notre faim. Il n’est pas rare, pour prendre un exemple, que la première remarque que font des personnes à qui je fais visiter un lieu cultivé avec les principes de la permaculture soit quelque chose du genre :

« Ah oui, c’est super intéressant ! En fait, lorsque je suis arrivé.e toute à l’heure et que j’ai posé les yeux pour la première fois sur ce champ, j’ai eu d’abord un mouvement de déception. Je me suis dit que c’était mal entretenu, et que pas grand chose ne devait pousser dans cet espace. Maintenant que nous en avons fait le tour, et que tu nous a expliqué toute la gestion passive de l’eau, les communauté végétales, la couverture permanente du sol, etc. mes yeux se sont adaptés, et je regarde ce lieu d’une toute autre manière ! »

Tirade imaginaire, mais inspirée de témoignages bien réels !

Mais ce n’est pas toujours le cas. D’autres de ces paysages s’appuient sur des motifs plus visibles, qui peuvent marquer les esprits, et se connecter de façon plus immédiate à nos imaginaires. C’est la cas par exemple du verger-maraîcher, ou des motifs keyline, qui sont utilisés pour optimiser l’infiltration de l’eau et éviter les phénomènes d’érosion des sols.

Ce verger-maraîcher a été conçu par l’équipe de PermaLab, sur une parcelle de 2 ha d’oliviers en Provence. On passe d’une parcelle mono-spécifique avec un sol pauvre sujet à l’érosion en hiver et qui n’absorbe pas les (rares) pluies d’été à une parcelle diversifiée avec un sol riche et poreux, qui maximise l’infiltration et stocke du carbone.
Cette parcelle est cultivée selon les principes du motif Keyline, une méthode de gestion holistique de l’eau imaginée par l’australien P.A. Yeomans dans les années 1960. Par sa lecture de la topographie du terrain et le choix d’un matériel qui permet d’aérer le sol sans le retourner, l’agriculteur maximise l’infiltration de l’eau, et empêche l’érosion.

Et vous, comment vivez-vous cette relation paradoxale aux paysages de campagne ? Est-ce que cet article vous a inspiré ? Qu’en avez-vous pensé ? Je prépare une suite à cet article pour aborder sous un autre aspect cette question de nos représentations et de notre attachement aux paysages. En attendant, n’hésitez pas à laisser un commentaire !

Lettre ouverte à l’un.e de mes dernièr.e.s ami.e.s cornucopien.ne.s

Bonsoir mon ami.e,

Une nouvelle décennie s’ouvre, et pour notre génération comme pour celle de nos parents, l’avenir n’a jamais paru aussi incertain. Le monde lui-même, ou en tout cas notre perception de celui-ci, a changé tellement vite en 10 ans que la plupart d’entre nous en sommes aujourd’hui stupéfaits, interloqués, abasourdis… et désemparés.

En 2011, nous sortions à peine du Grenelle de l’environnement, qui marquait les premiers engagements de l’état en faveur de l’écologie. Les discussions sur les changements climatiques étaient réservées aux colonnes de quelques journaux spécialisés. Tout le monde se souvenait de la canicule de 2003 comme d’un événement singulier et isolé. Le dernier score du parti des Verts à une présidentielle était de 1,57%.

A cette époque, j’étais pétri de certitudes : celles qui me poussaient à me lever le matin en me demandant pendant combien de temps encore mes contemporains allaient rester aveugles devant le spectacle de la vie sur Terre qui se meurt, et sourds aux cris des lanceurs d’alerte qui se mobilisaient, parfois depuis déjà plus de 15 ans. Tu en riais, et tu te moquais (gentiment), me comparant au prophète de l’apocalypse dans « l’étoile mystérieuse » de Tintin.

Pourtant, les occasions étaient nombreuses de « passer le cap » : je me souviens notamment de cette enfilade de documentaires jusqu’à en avoir la nausée : « Nos enfants nous accuseront » et « Le monde selon Monsanto » en 2008, « Home » et « Le syndrome du Titanic » en 2009, « Notre poison quotidien » et « Solutions locales pour un désordre global » en 2010… Il en aura fallu du temps et des kilomètres de rushs pour amorcer ce mouvement de transition !

Et puis tout s’est accéléré. De marginales, les questions écologiques sont devenues de plus en plus centrales. Pour beaucoup, l’année 2015 a été une année charnière, un point de bascule, et une étape a été franchie. Au point que presque plus personne aujourd’hui n’ose contester (au moins publiquement) les chiffres de la catastrophe globale dans laquelle nous sommes plongés, ni refuser les projections des scientifiques du GIEC et des autres instances internationales travaillant sur les sujets de biodiversité, de disparition des sols ou de climat.

Alors je m’interroge. Tu as vu tellement de personnes bouger autour de toi, se laisser toucher, parfois par les faits, au travers des reportages, des rapports, des chiffres, à l’occasion d’un voyage, ou au travers des fictions, des récits qui ouvrent nos imaginaires. Mais tu t’obstines. Tu t’accroches. Tu négocies. « Ça ne peut pas être aussi grave ». « On a toujours réussi à s’en sortir par le passé ». « Tout ça, c’est la faute de ….. » (tu peux mettre ici le bouc émissaire que tu veux).

Oui, ça fait peur. Non, les humains ne sont pas prêts pour le moment à oeuvrer collectivement pour « renverser la vapeur ». Et oui, notre quotidien et celui de nos enfants, de nos petits-enfants et probablement d’autres générations encore sont en train d’être bouleversés. ça fait peur, mais t’enfermer dans le déni ne changera rien à la situation, et si tu ne bouges pas, c’est bientôt toi qui sera marginalisé (note que tu pourras toujours créer un club avec Donald Trump et Pascal Praud 😉 ).

Viens, on en parle. L’heure est trop grave pour les excès d’orgueil, et on se fout de savoir qui a accepté de regarder la réalité en face le premier. La situation évolue tellement vite que nous n’avons que le temps de panser nos blessures à l’âme, faire ensemble le deuil de la modernité, et marcher ensemble, un pied devant l’autre pour apprendre la sobriété, et tenter de réparer ce qui peut encore l’être. Pour nous. Pour nos enfants. Pour toutes les formes de vie sur Terre.

N’attends pas encore 10 ans. Appelle-moi.