Déserter, or not déserter ?

J’ai été touché, comme certain.e.es d’entre vous, par le discours publié le 11 mai dernier par 8 étudiant.e.s d’AgroParisTech à l’occasion de leur remise de diplôme. D’abord par l’effet miroir que cela a créé pour moi (j’ai moi-même été diplômé d’une école d’ingénieur en agriculture il y a 14 ans de cela). Je me suis reconnu bien sûr dans leur discours – je pensais plus ou moins la même chose à l’époque que ce qu’ils ont partagé – mais j’ai surtout été frappé, comme beaucoup, par la façon dont ce discours a été reçu, à la fois par l’assemblée présente ce jour-là, et aussi par les médias.

Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022

En lisant les commentaires qui ont suivi la diffusion de la vidéo, et notamment la réponse du directeur d’AgroParisTech, j’ai remarqué qu’il leur a été surtout reproché la dimension de rupture avec la dynamique de l’institution (qu’elle soit scolaire, mais aussi économique et même politique). À aucun moment cet appel à « déserter », n’a été perçu par ces commentateurs (l’apostrophe de Laurent Buisson est, à ce titre, assez éloquente : « Ne soyez pas fatalistes ! ») pour ce qu’elle représente dans mon expérience de formateur en permaculture : une étape d’un deuil.

Déserter nos croyances et nos rêves hérités des 30 glorieuses

J’ai commencé à organiser des stages de permaculture en 2016, avec l’ami et collègue Chansac de PermaLab. Dès les premières semaines de stages, il m’est apparu que ces formations avaient une toute autre portée que simplement parler de poireaux et de carottes (!). Les personnes qui viennent dans ces formations sont traversées par des réflexions intenses, s’inquiètent (à juste titre) pour leur avenir et celui de leurs enfants. Elles traversent Nous traversons une période de deuils multiples : le deuil de la stabilité politique, celui de la prospérité économique, du confort matériel, de l’insouciance écologique, … autant de piliers sur lesquels reposaient notre culture d’enfants de familles de classes moyennes/supérieures de pays d’Europe occidentale ayant connu les 30 glorieuses.

L’écart grandissant entre les croyances et les rêves dont nous avons hérité et la réalité du monde qui se déploie de plus en plus crûment devant nos yeux provoquent des formes de dissonances cognitives variées, et face aux souffrances qu’elles engendrent, rendons-nous à l’évidence : nous avons BESOIN de déserter. Et nous avons besoin de LIEUX ADAPTÉS pour le faire.

Entendons-nous bien : pour moi il ne s’agit pas en réalité d’abord de déserter Bayer, Total ou le Crédit Agricole : ce rejet (compréhensible) des « grands méchants » n’est que la partie visible de l’iceberg (qui est d’ailleurs en train de couler le navire de l’humanité, entraînant au passage la chute d’un grand nombre d’autres êtres vivants). Non, il s’agit de déserter les paradigmes, les visions du monde, les systèmes de croyances qui CONDUISENT À CONCEVOIR des entreprises comme Bayer, Total ou le Crédit Agricole, et qui CONDUISENT À Y ACCEPTER des missions professionnelles où l’on participe à la destruction de notre propre planète, ou encore pire, à accepter de s’en émouvoir un peu pour pouvoir mieux continuer à la détruire cyniquement avec des bulldozers qui roulent au gaz naturel.

Comme les fourmis alors qu’on a marché sur la fourmilière

Or quels meilleurs endroits pour déserter ces façons de penser qu’une ferme collective dans les Pyrénées, une ZAD ou une ONG ? Quelle meilleure option pour faire ce deuil que d’échapper, ne serait-ce qu’un temps, aux injonctions à « rester dans l’action » dont le directeur d’AgroParisTech se fait le héraut, se positionnant même (!) en leader combatif de l’écologie : « Quoi qu’il en soit, pour les suivants, il faut qu’on essaie de davantage convaincre. (…) On n’a pas le choix. Car je ne vois pas en quoi se retirer sur l’Aventin va améliorer la situation. Il faut rester dans l’action. »

Alors on pourrait facilement s’en tirer ici avec un « Ok boomer » pour sanctionner rapidement le côté « donneur de leçons un tout petit peu mal placé pour parler », mais il me semblait que le sujet valait la peine qu’on s’y attarde un peu : Quand tenir ? Quand lâcher ? Pour répondre à quel(s) besoin(s) ? Soigner le sentiment de culpabilité de celles et ceux qui réalisent aujourd’hui avec effroi qu’ils ont été dans l’erreur et n’ont pas su/voulu écouter celles et ceux qui s’élevaient contre les orientations prises au cours de ces 30 dernières années ?

Quand tenir ? Quand lâcher ?

À mesure que notre société sort du déni et se laisse emporter par la sidération, puis par la colère, le sentiment d’urgence continue de grandir et nous nous activons d’une manière totalement désordonnée, comme les fourmis alors qu’on a marché sur la fourmilière. Les uns nous enjoignent à presser le pas, accélérer le mouvement « avant qu’il ne soit trop tard ». Ok pour avancer, mais pour aller où ? Les autres ne jurent au contraire que par la sobriété : il faut ralentir, réduire, limiter, atténuer… mais même en réduisant l’allure, nous savons que nous allons dans le mur.

Oui Mr Buisson, le doute s’est installé. Et inviter (avec plus ou moins de morgue ou de dépit) les nouveaux ingénieurs agronomes de notre pays à s’agiter pour trouver ici ou là des moyens de sortir de la crise écologique dans laquelle ils ont été plongés ne suffit plus à masquer le manque d’imagination et de courage de celles et ceux qui refusent aujourd’hui de déserter les logiques mortifères qui sont au centre de notre logiciel, et ne nous proposent comme mise en action rien de mieux que la course de la reine rouge. Pourtant, d’autres manières de concevoir l’avenir de nos sociétés existent déjà.

Changer d’air – Déserter les logiques mortifères

J’ai eu la chance de grandir à la campagne, au contact de la nature, et même si je ne peux pas dire que j’ai développé au cours de mon enfance et de mon adolescence une grande sensibilité dans ma relation avec le vivant, je pense que ça a tout de même participé (avec un environnement familial propice et soutenant) à me rendre curieux du monde dans lequel je vivais. Ma formation d’ingénieur m’a-t-elle encouragée dans ce sens ? Pas du tout. J’ai appris à mesurer, classer, organiser, calculer, planifier, anticiper, expliquer. Au cours de mes 5 années d’études supérieures, la formation qui m’a été proposée ne donnait qu’une place tout à fait marginale au développement de ma sensibilité, à l’observation fine des phénomènes naturels, à ma capacité à donner de la valeur aux êtres et aux choses qui m’entouraient ou à respecter la temporalité naturelle des choses.

Que peut faire (de bien) un ingénieur, bardé de plein de connaissances et de compétences pour « inventer des solutions », mais qui n’a développé aucun rapport sensible au vivant ? Aujourd’hui, des philosophes comme Bruno Latour, Baptiste Morizot ou Vinciane Despret, des scientifiques comme Arthur Keller ou Aurélien Barrau nous alertent sur le besoin de développer de nouveaux outils pour penser notre rapport au monde, et pour repenser notre place et notre rôle en tant qu’êtres humains sur la planète, avec la prise en compte de lois physiques, chimiques et biologiques qui prévaudront toujours sur notre souci de la santé de telle ou telle entreprise, ou de la sauvegarde des intérêts de telle ou telle classe sociale.

Ma rencontre avec la permaculture, un an après la fin de mes études, a été le déclencheur. J’ai découvert des outils pour m’inscrire harmonieusement dans un éco-système, en prendre soin, le comprendre, découvrir comment je peux me mettre à son service autant qu’il se met au mien. Devenir « un parmi », participer à la grande toile du vivant. Sortir une bonne fois pour toutes des logiques de possession, d’asservissement et de domination. En expérimentant ces principes sur un terrain 11,5ha à l’Oasis de Serendip, j’ai découvert que je peux concevoir des paysages qui récoltent la pluie, accueillent la biodiversité, génèrent de la fertilité, produisent de l’abondance.

Moi qui pensais que nous étions condamnés à concevoir des systèmes en vue de nous adapter aux changements climatiques, j’ai découvert le potentiel incroyable des systèmes régénératifs : car finalement si nous avons été capables d’influencer le climat dans un sens depuis la révolution industrielle, c’est que nous sommes aussi capables de l’influencer dans un autre sens, en apprenant à mieux comprendre et en mimant ce que font végétaux, bactéries et champignons depuis des centaines de millions d’années en modifiant substantiellement le climat de la Terre. Et je me suis demandé : pourquoi on ne m’a pas appris tout çà à l’école d’ingénieur ? Et même à l’école tout court ?

S’autoriser l’automne et l’hiver pour permettre au printemps de revenir

Puisque j’ai pris le temps dans ce (long) article de développer le thème de l’action, j’avais envie, en guise de clôture, de témoigner du fait que développer un rapport sensible au vivant et apprendre à observer plus finement le monde qui m’entoure m’avait permis ces dernières années de modifier substantiellement mon propre rapport à l’action.

Nous le savons, mais nous faisons tout pour l’oublier (jusqu’à décider de changer d’heure deux fois par an pour essayer d’en limiter la sensation) : tout, autour de nous, procède par cycles. Déserter, c’est donc s’autoriser à vivre l’automne, cette période où l’on ralentit, où l’on se délecte de récolter les fruits de ce qu’on a semé, mais où l’on est aussi attentifs à ce que la nature a prodigué, que la vie a mis sur notre chemin et que nous n’attendions pas. L’automne, c’est cette période où l’on voit les couches de notre vécu se déposer, et avec lenteur se décomposer, sans que l’on puisse savoir – à ce stade – ce qui va pouvoir y germer.

S’autoriser l’automne

Déserter, c’est enfin s’autoriser à vivre l’hiver, ce moment où l’on s’autorise à ne plus faire. Où l’on prend plaisir à être. A peine 2 ans après le 1er confinement lié à la crise sanitaire du COVID-19, qui se souvient qu’au milieu de l’angoisse de perdre l’un de nos proches, beaucoup d’entre nous se réjouissaient de sentir la planète « respirer » ? De voir les animaux, les paysages profiter de cette absence soudaine (et involontaire) des humains ? Cet « hiver » forcé à peine terminé, nous voilà repartis – comme si rien ne s’était passé – dans un fonctionnement de société « machine à laver », ivre de sa propre vitesse, où fleurissent plus facilement le burn-out et la dépression que la poésie et la méditation.

Alors faudrait-il systématiquement, au sortir d’une école d’ingénieur, se jeter précipitamment dans le quotidien d’une entreprise, d’un labo de recherche ou même d’une ONG ? Est-il impensable de se dire qu’il faut peut-être du temps pour digérer ce qu’on a appris, du temps pour en désapprendre une partie, pour mettre en pratique ce qui nous parle le plus, pour le mâcher, expérimenter. Et puis laisser venir les fruits. Accepter de ne pas re-semer tout de suite. Résister à l’injonction à « rester en action ». Et laisser passer l’hiver.

L’hiver passé, qui sait ce que le printemps apportera ? « Tout se jardine », nous dit Bill Mollison, l’un des fondateurs de la permaculture. Pour moi cela veut dire qu’on peut planter et semer des graines partout, y compris dans des grandes entreprises du CAC40 ou au plus haut sommet de l’Etat. Mais pour cela il faut savoir lâcher prise, car il se pourrait que cela produise moins de fruits que de cultiver son jardin – au moins encore pour quelques temps.

Belles récoltes à tous les 8, au plaisir d’échanger à l’occasion.

Bonne coupure estivale à l’équipe pédagogique de l’AgroParisTech. On a besoin de vous pour apprendre aux jeunes à « déserter ».

S.B.

2 Comments

  1. Merci Samuel
    Je partage ta vision de l’automne et de l’hiver : une invitation au lâcher-prise, loin du volontarisme glorifiant.
    Condition à l’émergence du renouveau.
    Amitié à toi ainsi qu’aux « déserteurs » d’Agro-ParisTech.
    (Quel nom affreux: « Agro-ParisTech »)
    Et quel paradoxe! : la ville et la technique ne sont assurément pas les lieux pour apprendre l’écologie.

  2. Merci pour ce témoignage. Les « grandes » écoles bougent au ralenti, mais face à leur inertie, un nombre croissant d’étudiant•es ruent dans les brancards, y compris dans les écoles de commerce. Le corps professoral est frileux, pour de multiples raisons : fonctionnement en silo, manque d’intérêt ou sentiment d’incompétence sur les sujets de l’écologie au sens large et de sa prise en compte dans leur discipline, non prise en compte de ces sujets dans les grands classements internationaux, réponse aux attentes des parents et des élèves non déconstruits… Au-delà de la remise en cause « philosophique » du modèle, c’est le mode de fonctionnement ces écoles qui doit évoluer. C’est un vrai défi.

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