L'adaptation et l'atténuation ne sont pas des étapes sur le chemin de la régénération

Dès les premières pages, le décor est planté. Le danger rôde et se rapproche. Lointain, mais est-il réel ? Le doute s’installe. Le lecteur sent monter la pression, et se délecte par avance de la perspective des inévitables rebondissements, qui seront aussi épiques que tragiques. La ficelle est bien connue, et les romanciers en usent et en abusent pour bâtir leurs intrigues. A l’image du Seigneur des Ténèbres dont l’annonce du retour se fait sentir dès le premier tome de la saga Harry Potter, ou de la lointaine (mais bien réelle) menace que représentent les marcheurs blancs venus du Nord dans la série Game of Thrones, les alertes des scientifiques sur les changements climatiques ont égrainé notre actualité depuis maintenant 45 ans (et même depuis 1896 si on remonte à la première prédiction par le chimiste suédois Svante Arrhenius), d’abord dans l’indifférence générale, et aujourd’hui dans un climat de tension de plus en plus grand, entre dénialisme, rassurisme, éco-anxiété et appels à l’action de plus en plus désespérés.


Peu enclins à changer leurs habitudes, pétris de confiance en la technologie pour se sortir de ce mauvais pas, les humains ont traîné les pieds, résistant aux premières tentatives lancées au nom des « générations futures » par quelques courageux éclaireurs de faire émerger des modes de vie plus durables, pestant contre l’ « écologie punitive », râlant contre ces insupportables « privations de liberté ». Et puis de toute façon, « ce n’est pas notre affaire, allez demander aux chinois de moins polluer », et laissez nous consommer tranquillement (des produits importés de Chine). Fin de l’histoire.


Face au déni climatique, l’adaptation et l’atténuation comme nouveaux horizons politiques ?


Et puis l’histoire a basculé, et les changements climatiques sont devenus bien plus réels, bien plus palpables, bien plus concrets, impactant de plus en plus sérieusement la rentabilité de notre économie mondialisée. Une bataille a commencé à s’installer, entre ceux qui souhaitent maintenir le cap coûte que coûte, quitte à gangrener la société de leurs discours populistes (nul besoin d’aller jusqu’à Trump, il suffit en France de lire la récente lettre de Laurent Wauquiez aux agriculteurs), et une partie (croissante?) de la population convaincue que la situation est grave, et qu’il est temps de « faire quelque-chose ».


Mais que faire ? Dans quelle(s) direction(s) orienter nos efforts ? Les appels à l’action se multiplient, et trouvent une caisse de résonance dans l’accumulation de centaines de livres, documentaires, films, émissions de radio ou podcasts consacrés aux changements climatiques et à la nécessaire transition écologique de nos sociétés.


Pour le moment les initiatives portées ici et là par l’Etat, les collectivités territoriales, ou les entreprises (dans le cadre de leur plan RSE), tendent pour l’essentiel à répondre à une seule et même question, qui résume parfaitement de mon point de vue le paradigme de l’adaptation : « Comment garantir le maintien de nos activités dans le contexte des changements climatiques actuels ? ». Elles s’accompagnent de mesures dites d’ « atténuation », qui rassemblent toutes les actions visant à « réduire, éviter et compenser » les émissions de gaz à effet de serre.

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L’adaptation et l’atténuation sont bien sûr des démarches légitimes, et mêmes indispensables, car elles procèdent d’une logique de survie. Comment en effet imaginer le futur sans maintenir nos activités agricoles ou sylvicoles ? Sans soutenir les métiers de la construction ? Maintenir nos activités, c’est maintenir notre niveau de vie, maintenir des emplois, maintenir un appareil productif et des services (éducation, santé, transports...) devenus essentiels au fonctionnement de notre société.


Mais toutes essentielles qu’elles soient, ces démarches présentent un défaut majeur : elles sont anthropocentrées. C’est à dire qu’elles occultent complètement les équilibres complexes qui régissent la manière dont le vivant se déploie sur Terre depuis 4,5 milliards d’années. La crise actuelle n’est pas seulement liée au fait que nous émettons des gaz à effet de serre : nous avons dégradé les mécanismes (cycles de l’eau, de l’azote, du carbone, érosion brutale et massive de la biodiversité...), qui permettent à ces équilibres d’exister.


La régénération, une démarche indissociable de toute intention d’œuvrer ensemble pour une planète habitable


Si nous ne faisons « que » nous adapter et atténuer, notre sort sur Terre n’en restera pas moins funeste. Nous sommes contraints et forcés, en plus de ces deux approches, d’ajouter une autre dimension : celle de la régénération, entendue comme une action visant à réveiller les forces du vivant, seules capables de cultiver l’eau douce, de créer des sols, de multiplier les habitats… En reconnaissant le rôle des écosystèmes dans les grands équilibres biogéochimiques de la planéte, cette démarche positionne le rôle des humains dans une perspective écocentrée (et nous apprend au passage à faire preuve d’un peu plus d’humilité).


Il m’arrive d’entendre ici et là que l’adaptation, c’est « déjà pas mal », que c’est un premier pas. C’est en effet un premier pas vers l’action, et cet élan est précieux dans le contexte actuel de recul des ambitions écologiques de nos gouvernements. Mais ne nous méprenons pas : les démarches d’adaptation et d’atténuation ne sont pas des étapes sur le chemin de la régénération. Remplacer nos cultures agricoles par

des cultures de plantes adaptées au climat sec ne permet pas de régénérer les cycles de l’eau douce, et c’est même plutôt l’inverse : en installant des plantes qui ont moins besoin d’eau, nous créons des écosystèmes qui évapotranspirent moins, favorisent moins la recharge des nappes, limitent moins le ruissellement et favorisent en revanche le risque d’inondation.


Faire de l’adaptation aux changements climatiques un horizon politique unique, c’est prendre le risque d’aggraver la situation à moyen et à long terme en cherchant à préserver ce qui peut l’être de nos activités à court terme. En croisant au contraire ces stratégies avec l’approche régénérative, nous disposerons d’outils plus fins pour éclairer nos choix politiques et éviter les contresens néfastes, pour le bien des générations actuelles et futures.

C'est la rentrée, et mon site internet a fait une petite révolution !

Publié le 18 septembre 2024


Une fois n'est pas coutume, je prends le clavier pour vous parler d'autre chose que d'agriculture ou de gestion de l'eau... Dans ce post, on va parler d'informatique, de libertés... et de promesses non-tenues.


Ce n'est rien de le dire, le numérique occupe aujourd'hui une place prépondérante dans nos vies, aussi bien personnelles que professionnelles. Le numérique est porteur de grandes promesses : réinventer la démocratie, partager les connaissances, émanciper les individus, moderniser l’économie et l’action publique...


Toutefois aujourd'hui il soulève des questions de confiance et de libertés, de pouvoir politique et économique, d’empreinte écologique, de marchandisation et d'exploitation abusive de nos données personnelles. Même si la règlementation aide, les grands acteurs trouvent toujours une parade et nous perdons au fur et à mesure du temps le contrôle sur nos outils de communication.


Pour ma part, sensibilisé très tôt dans mon parcours à ces questions (notamment grâce à l'excellent travail d'associations telles que Framasoft ou La Quadrature du Net), je privilégie autant que possible les solutions open-source, les logiciels libres et décentralisés, et la création de communs. Malgré cela j'utilise encore et toujours certains outils proposés par les GAFAM, et je sais bien que mes choix sont largement perfectibles.


Pour mon site internet (https://samuelbonvoisin.fr), j'utilise depuis le début Wordpress, outil largement utilisé (62,8% de parts de marché du CMS en 2024), et qui me semblait avoir beaucoup de vertus. Pourtant, en utilisant un outil d'audit portant sur les performances, l'empreinte carbone et la sécurité de mon site, je suis tombé de haut : à fonctionnalités égales (pour mon site : pages statiques + agenda + lettre d'info + formulaire de contact), il était possible de faire beaucoup, mais alors beaucoup mieux.


Il existe plusieurs entreprises qui proposent de faire des sites "light" / "éco-responsables" / "anti-collecte de données". Mon choix s'est reporté sur Vignette.eco, après une série d'échanges avec l'un de ses co-fondateurs. Le résultat m'a bluffé : le "clône" qu'il a réalisé en quelques clics était 3,5x plus rapide, 15x moins émetteur de CO2, et surtout beaucoup plus respectueux des libertés que mon site.

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La promesse de Vignette.eco est simple : 0 cookie, 0 algorithme, 0 publicité et 0 collecte de données (ce qui veut dire que je renonce absolument et complètement à tracer toute information sur les visiteurs, ne serait-ce que leur nombre). Par ailleurs Vignette.eco n'est PAS gratuit, et ils expliquent très bien qu'il est nécessaire de sortir de la logique de gratuité apparente ("Si c'est gratuit, c'est toi le produit" - autrement dit nous échangeons l'accès aux services contre la diffusion d'infos personnelles qui ont une grande valeur pour ces entreprises).


Bref ! Tout ça pour dire que mon site est parfaitement identique (en apparence et en terme de fonctionnalités) à celui d'avant, mais qu'il est désormais beaucoup plus en phase avec mes valeurs, et que j'en suis très heureux.


J'en profite au passage pour vous inviter à vous inscrire à ma lettre d'info si vous ne l'avez pas encore fait : vous recevrez une alerte directement dans votre boîte mail quand je publie un article sur mon site, ce qui arrive environ 3 à 4 fois par an (pas de risque de vous innonder).


Bonne rentrée !


S.B.

Informatique
Libertés

Et si on arrêtait (pas) de se raconter des histoires ?

Publié le 7 mars 2024


Depuis 2016, et le moment où j’ai commencé à co-animer des stages de permaculture et d’agroforesterie auprès d’un public « non-professionnel », des participant.e.s me posent invariablement chaque année cette même question : « Comment est-ce que je peux me rendre utile, dans le contexte de crise écologique globale que nous connaissons, pour participer à résoudre les problèmes, sans avoir de solides compétences techniques sur le climat, l’eau, le sol, ou les plantes ? »


Ma réponse est invariablement la même : les problèmes que nous avons aujourd’hui ne sont pas avant tout des problèmes techniques qui nécessiteraient la mise au point de solutions techniques. Ou comme le dit si bien Aurélien Barrau dans ses interventions : nous traversons une crise qui n’est pas avant tout une crise énergétique, climatique, ou même écologique : nous traversons une crise qui est avant tout existentielle, ontologique. Cela signifie que les solutions résident avant tout dans notre capacité à évoluer en tant que civilisation, dans nos représentations, nos manières de penser, pour y intégrer la réalité des frontières planétaires et pour nous re-positionner en tant qu’espèce humaine au sein de la biosphère.


Et dans ce contexte, les solutions ne viendront pas avant tout des climatologues, agronomes, hydrologues, ou autres experts scientifiques (même s’ils peuvent aider en documentant, en informant et en alertant) : elles viendront des pères (et des mères) Castor : de toutes celles et ceux qui peuvent nous aider à faire un pas de côté, à sortir de nos prêts-à-penser, à bousculer nos idées reçues… Bref, de toutes celles et ceux qui savent raconter des histoires.

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De l’importance cruciale des nouveaux récits

Pourtant, me direz-vous, nous passons trop de temps à nous en raconter, des histoires ! Il y en a encore beaucoup autour de nous qui s’en racontent tous les jours, quand il s’agit de la crise écologique : « ça ne peut pas être si grave », « on trouvera bien des solutions technologiques, il faut faire confiance au progrès », « tout ça, c’est la faute des gouvernements / des industriels / des chinois / des agriculteurs / des écologistes (rayer la mention inutile) », etc…

Oui, et c’est justement pour ça que nous avons besoin d’inventer des nouveaux récits. Pour ouvrir la fenêtre d’Overton, créer de nouveaux imaginaires, permettre à nos contemporains de « retomber sur leurs pattes ». Parce que les discours qui vont vers le « moins » (moins d’eau, moins de pétrole, moins de libertés…) sont beaucoup plus difficile à entendre que ceux qui vont vers le « plus » (plus de solidarité, plus de nourriture locale, plus de reconnaissance…).

Ce discours, sur l’importance des « nouveaux récits », vous l’avez peut-être déjà entendu, par exemple dans une interview de Cyril Dion, qui est l’une de personnes qui en parle régulièrement (et le met en pratique dans son activité de réalisateur de documentaires). Si vous le découvrez, ou que vous souhaitez l’approfondir, je vous conseille la lecture du livre « Et si… on libérait notre imagination pour créer le futur que nous voulons ? » de Rob Hokins. Je vous glisse ici un extrait audio proposé par son éditeur, Actes Sud.

  Il existe aussi une fresque des nouveaux récits (que je n’ai pas encore fait personnellement), qui s’attache à faire émerger un futur compatible avec les limites planétaires et désirables pour tous en mobilisant les capacités cognitives de l’homme pour imaginer de nouveaux récits.

Si vous connaissez d’autres initiatives qui vont dans ce sens, n’hésitez pas à les partager en commentaire !

Le jour où… je suis devenu conférencier

En ce qui me concerne, cette histoire de proposer des récits pour inspirer et ouvrir les imaginaires a pris une dimension encore plus grande dans ma vie aujourd’hui. Certes, j’attachais déjà beaucoup d’importance à « raconter des histoires » dans mon activité de formateur (j’avais bien repéré combien cette manière d’amener les choses démultiplie l’impact de mon discours sur les personnes qui viennent en formation), et j’avais déjà été « à bonne école », inspiré par des conteurs talentueux, comme Hervé Covès ou Marc-André Selosse… mais un petit événement allait me propulser dans une nouvelle dimension.
A l’automne 2022, quelques semaines à peine après la terrible sécheresse qui s’est abattue sur la France, j’ai reçu l’appel d’un couple d’amis et anciens stagiaires, Baptiste et Sophie, qui ont ouvert La Clairière, une pâtisserie et salon de thé à Chomelix, en Haute-Loire. Ils me demandent si je serais prêt à donner une conférence sur le thème de l’eau pour le festival « Les Mauvaises Herbes » qu’ils co-organisent avec leurs collègues du réseau paysan Nature & Progrès. Sur le moment je leur réponds que je ne suis pas conférencier, mais ils insistent (un peu), et me voilà en train de préparer ma 1ère conférence sur l’hydrologie régénérative.

C’était il y a 18 mois, et cette conférence, intitulée « Et si on pouvait cultiver l’eau ? », est maintenant bien rodée ! Je l’ai en effet proposée dans une vingtaine de lieux, dans des contextes très différents : événements grands publics ou réservés à des professionnels, auprès d’entreprises, de collectivités ou d’associations… J’ai pu vérifier à quel point le fait de ponctuer mon intervention de nombreuses histoires sur les stratégies fabuleuses développées par le vivant sur notre planète pour « cultiver l’eau » est un levier formidable pour inspirer, donner de l’espoir et du courage pour passer à l’action.  
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Les 24 points sur cette carte correspondent aux lieux dans lesquels j’ai donné ma conférence « Et si on pouvait cultiver l’eau ? » entre octobre 2022 et février 2023.



Ces débuts en tant que conférencier m’ont énormément appris. Sur moi d’abord : j’ai découvert (avec surprise) que malgré le côté très ponctuel (le conférencier rencontre son public pendant un moment très bref !), je prends beaucoup de plaisir à raconter des histoires (probablement autant, sinon plus, que les personnes présentes à les entendre !). Et sur l’impact de ces conférences sur les personnes ensuite : je ne compte plus les témoignages (sur le moment, ou par téléphone ou par e-mail, parfois plusieurs mois après) de personnes qui ont été touchées. Certains projets d’hydrologie régénérative qui s’initient sur des territoires aujourd’hui ont émergé à la suite de l’une ou l’autre de ces conférences.

Bref ! Je suis plus que jamais convaincu par l’importance de se raconter des histoires. Alors si vous vous lamentez de ne pas être un.e expert.e sur le climat, l’eau, le sol ou les arbres, que vous avez l’âme d’un père ou d’une mère Castor et que vous avez envie de contribuer à cette bascule ontologique dont nous avons grand besoin pour ré-apprendre à habiter la Terre, n’attendez plus : c’est le moment de raconter des histoires. De mon côté, l’agenda des prochaines semaines est bien rempli, avec de nombreuses conférences à venir, notamment dans le cadre de la journée mondiale de l’eau (du 20 au 24 mars), et d’un cycle de conférences et visites de lieux inspirants en Belgique (du 8 au 12 avril). J’animerai ensuite une formation sur l’hydrologie régénérative près de Nantes. Toutes les infos sont publiées dans la rubrique agenda.


S.B.

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PS : pour la génération y, désolé si je vous ai mis la petite musique du générique des histoires du Père Castor dans la tête 🙂

« Pacte en faveur de la haie » : la France entérine sa désertification dans la joie et la bonne humeur

Publié le 30 septembre 2023


Petit résumé de cette actualité pour celles et ceux à qui cela aurait échappé : le gouvernement, par la voix du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau et de sa collègue chargée de la Biodiversité, Sarah El Haïry, a présenté ce vendredi 29 septembre une feuille de route qui prévoit un gain net de 50 000 kilomètres de haies d’ici à 2030, pour passer de 750.000 km à 800.000 km, dans un contexte où l’on continue à arracher plus de haies chaque année qu’à en planter.


Le cabinet de Marc Fesneau remarque par ailleurs que, dans une « société très clivée », la haie a le mérite de « mettre chasseurs, associations de protection de l’environnement, collectivités, agriculteurs autour de la table » : « Tout le monde veut de la haie. »


Fort bien. Voilà une intention louable, et une action qui « va dans le bon sens ». D’ailleurs des ONG comme l’AFAC-Agroforesterie, le Fonds mondial pour la nature (WWF), France Nature Environnement (FNE) ou Humanité et Biodiversité) ont salué un pacte jugé ambitieux (tout en soulevant plusieurs « sources d’inquiétude » sur la qualité des haies qui seront créées). Tout va donc bien dans le meilleur des mondes. Sauf que…

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Un aperçu de l’importance de l’arbre dans les écosystèmes


Sauf qu’en dehors du fait que cela permet au gouvernement de montrer (à moindre frais politiques comme l’avoue le cabinet du ministre) qu’il est actif sur le front de la « transition écologique », cette mesure n’aura aucun autre impact que de maintenir la situation écologique (et du même coup sociale, économique et même sanitaire) du pays dans laquelle elle se trouve aujourd’hui : la voie ouverte vers la désertification.


Nous naviguons ici en plein « syndrome de la référence changeante » : Plutôt que de prendre une période de référence qui précède le moment où l’on a pu percevoir concrètement les graves conséquences de la transformation des paysages sur les équilibres écologiques locaux et globaux (changements climatiques, dégradation des cycles de l’eau, appauvrissement des sols, extinction de masse des espèces…), le gouvernement nous propose comme seul et unique horizon pour 2030 d’ « arrêter la saignée », de créer « dès 2023 » un observatoire pour « connaître et caractériser les haies sur la France entière », et d’attribuer 110 millions d’euros supplémentaires pour la haie.

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 Source : © Les planteurs volontaires (2015)


Autant vous dire que nous sommes très, très, très loin du compte. Faut-il rappeler que la France comptait, il y a seulement 70 ans, 1,5 million de km de haies ? Et que la seule politique du remembrement, menée entre 1960 et 1990, a causé la disparition de 750.000 km de haies entre 1960 et 1990, soit 50% du total d’après guerre ? Le comblement de 1.000.000 de


mares, bassins et étangs, soient 30 à 40% des pièces d’eau du pays ? L’assèchement de 50% de la surface des zones humides du pays ?


Combien d’épisodes sécheresses, d’inondations faudra-t-il connaître ; jusqu’à quel niveau de pollution de nos rivières et de nos littoraux, d’affaiblissement de nos réserves souterraines d’eau douce, de disparition des oiseaux, des insectes, des mammifères… faudra-t-il aller pour que nous nous décidions à prendre des mesures qui ne soient pas là uniquement pour se faire plaisir et donner l’impression que nous faisons quelque-chose, mais qui soient créées avec l’intention d’avoir un impact significatif dans le but d’offrir des conditions d’habitabilité décentes pour la vie sur notre territoire ?

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La pépinière des Alvéoles, dans la Drôme


Messieurs et mesdames du gouvernement et des ONGs, soyons un minimum sérieux quelques minutes, si vous le voulez bien. Le seul « pacte » qu’il soit décent de proposer au citoyen, aux agriculteurs et aux chasseurs, et dont nous pourrions collectivement être fiers, c’est celui qui consiste à s’organiser dès aujourd’hui pour planter des haies dans le but de reconstruire le tissu écologique qui a été détruit dans la seconde moitié du XXème siècle.


Concrètement, cela signifie :


Déterminer les espaces les plus pertinents pour implanter des infrastructures écologiques (baissières, noues, haies, bassins d’infiltration) à partir d’une lecture topographique sur l’ensemble du territoire.


  • Planter 750.000 km de haies supplémentaires (soient 14km de haies par commune).
  • Créer 1.000.000 de mares / étangs / bassins d’infiltration supplémentaires (soient 18 ouvrages par commune).
  • Convertir 15 millions d’hectares de terres agricoles supplémentaires aux pratiques agro-écologiques (soient 275 ha de terres par commune) : agriculture de conservation, agriculture biologique, agroforesterie…


Entre autres conséquences, cela veut dire également de :


  • Multiplier par 30 ou 40 la production d’arbres et de graines (installation de 30.000 nouveaux pépiniéristes).
  • Investir massivement dans la recherche sur la création de haies à partir de semis d’arbres et arbustes.
  • Aller plus loin que simplement planter en généralisant les démarches de qualité de type « label haies » pour garantir la pérennité des aménagements réalisés.


Il est temps de sortir de l’amnésie environnementale dans laquelle nous sommes plongés, d’apprendre des conséquences de notre inaction de ces dernières décennies, et de porter un programme réellement ambitieux. Notre pays regorge d’expert.e.s (pépiniéristes, paysagistes, ingénieurs, agriculteurs, conseillers agricoles…) qui sont prêt.e.s à relever les défis d’aujourd’hui, pour peu qu’on leur en donne l’opportunité et les moyens.


S.B.

Non mais « à l’eau » quoi ! – Pourquoi il faut parler des liens qui unissent la gestion de nos paysages et la crise de l’eau

Publié le 23 janvier 2023


Même si j’ai été sensibilisé très tôt dans mon parcours à l’importance de la gestion de la ressource en eau, ma vision en a pourtant été longtemps tronquée, réduite à la question des « économies » d’eau,

soit par la réduction des besoins, soit par le recyclage des eaux

usées. En bref : faire avec ce qu’on a, et ne pas gaspiller. Ce n’est donc quassez récemment, vers 2014-2015, alors que je me formais à la permaculture, que j’ai été pour la première fois invité (par Franck Chevalier) à observer cette thématique sous l’angle de la « régénération ».


Pour comprendre la notion (qui peut sembler de prime abord un peu barbare) d’hydrologie régénérative, il faut prendre le temps de poser ce constat : les paysages (1), nos paysages, influencent le climat, et en particulier les régimes de précipitations.

Cela peut paraitre exagéré de dire ça, tant nous avons appris que les nuages se forment à partir de l’évaporation de l’eau au dessus des océans. En réalité 66% de l’eau qui précipite sur les continents vient… des continents, et particulièrement des sols, des sous-sols et de la végétation. C’est ce qu’on appelle l’eau verte, par opposition à l’eau bleue : celle qui vient des océans, des lacs et des rivières, et qui ne représente que 33%.

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La quantité d’eau que les continents renvoient dans

l’atmosphère est donc variable selon la façon dont les paysages de ces continents sont façonnés. Le vivant « cultive » ainsi l’eau (et modifie plus généralement le climat) depuis 3,5 milliards d’années. La morphologie (naturelle ou non) du terrain impacte nécessairement la

capacité des paysages à retenir l’eau, mais bien d’autres critères entrent en ligne de compte : la nature des sols, s’ils sont couverts ou non, l’importance de la végétation, etc… Regarder la question de la crise de l’eau sous le seul prisme des émissions de CO2, c’est donc omettre une donnée cruciale et sur laquelle nous avons un impact assez immédiat : l’aménagement du territoire.


La 6ème limite planétaire a été franchie

Lorsqu’en 2016 j’ai commencé à expérimenter les approches d’hydrologie régénérative sur le terrain de l’Oasis de Serendip avec mon collègue ChanSac (PermaLab), le sujet était complètement méconnu. Peu

de scientifiques étaient interrogés sur ces sujets, et nous n’étions encore qu’une poignée en France à tenter des expériences en lien avec ces constats. Le déclencheur a été la publication d’une étude fin avril 2022 par Le Stockholm Resilience Centre, qui a établi qu’une 6ème limite planétaire avait été franchie, celle de l’eau douce (et qui a proposé de préciser qu’il s’agissait de celle de l’eau verte) provoquant notamment une multiplication des épisodes extrêmes, aussi bien par le manque (sécheresses) que par l’excès (inondations).

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Si la nouvelle avait bien traîné ici et là sur le mur des réseaux sociaux que je fréquente avec encore un peu d’assiduité, j’avoue n’y avoir sur le moment prêté que peu d’attention, noyé, comme beaucoup d’entre nous, dans la quantité d’informations que nous délivrent les médias chaque jour. C’est seulement quelques jours plus tard, le 6 mai exactement, qu’un petit événement (pour moi) se produisit. Alors que je revenais d’être allé conduire mes enfants à l’école, mon oreille est restée (presque littéralement) scotchée à l’autoradio, en entendant une interview d’Emma Haziza sur France Inter.


Quel bonheur et quel soulagement d’entendre ce discours sur la 1ère radio française à une heure de grande écoute ! La suite de l’année n’a fait que confirmer l’émergence du sujet, les conditions climatiques de l’été en renforçant (hélas) le besoin, et les conflits opposant pro- et anti-bassines venant s’inviter dans les JT, ce qui a d’ailleurs eu au passage comme effet d’enfermer le débat et de le noyer dans des considérations techniques et des enfumages politiques. Les bassines sont l’arbre qui cache la forêt des problématiques de gestion de l’eau auxquelles nous devons faire face : réorganiser l’ensemble de nos modes de collecte et de gestion des eaux pluviales, aussi bien dans les villes que dans les campagnes avec un mot d’ordre qui tient en 4 verbes d’action : Ralentir, Répartir, Infiltrer et Stocker l’eau dans les paysages.


Car ce que nous indiquent les spécialistes qui étudient les cycles de l’eau verte, c’est que les cycles d’eau verte permettent une répartition plus homogène des précipitations continentales dans le temps et dans l’espace. Lorsqu’une molécule d’eau arrive depuis l’océan et précipite pour la première fois sur un continent, elle peut, en temps normal, être embarquée consécutivement jusqu’à 5 ou 6 fois dans des cycles d’eau verte. Ces cycles, perturbés par les changements climatiques mais aussi par des aménagements qui limitent la capacité naturelle de nos paysages à retenir, répartir, infiltrer et stocker l’eau (quand ils ne sont pas totalement effectués pour renvoyer

directement et rapidement vers les rivières et la mer), ne jouent désormais plus leur rôle.

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Faire connaitre les liens entre le paysage et le cycle de l’eau, redonner du «

 pouvoir d’agir » aux citoyens et aux élus des territoires


On trouve encore, ici et là, des personnes (et même parfois des responsables politiques) pour assurer que « la situation n’est pas si catastrophique, on a déjà connu ça en (année particulièrement sèche dans la région de la personne) », « le BRGM a relevé que les nappes à (localité) s’étaient complètement remplies avec les pluies de cet hiver », ou encore « tout ça est surtout une opportunité pour les dirigeants de (nom d’un parti politique) d’attiser les peurs et de diviser la population ». Les scientifiques eux ne sont pas optimistes. Du tout. Et pas simplement à l’échelle nationale : les chercheurs estiment que l’Europe perd en moyenne près de 84 gigatonnes d’eau par an depuis le début du 21e siècle.


C’est ainsi que lorsque les médias ont commencé à s’emparer (un peu) de cette question des liens entre cycle de l’eau et aménagement du paysage au printemps 2022, cela faisait déjà plusieurs mois qu’avec mon collègue Simon Ricard (PermaLab), nous discutions de la manière de faire connaître ces sujets auprès du grand public. Depuis, tout s’est accéléré : nous avons initié avec Charlène Descollonges une rencontre qui s’est tenue à Annecy le 20 octobre 2022 et qui a réuni 60 personnes.


Au cours de cette journée nous avons jeté les bases de l’association Pour Une Hydrologie Régénérative. L’intention de cette association est de diffuser la vision, les inspirations, le connaissances et les moyens d’une régénération massive du cycle de l’eau, comme essentielle et structurante pour des territoires et des nations résilientes face à nombre de problématiques

liées à l’eau ainsi qu’aux évolutions climatiques et leurs conséquences sur les sociétés et les écosystèmes.


Dans la foulée de la création de l’association, j’ai donné de mon côté plusieurs conférences sur le sujet « Et si on pouvait cultiver l’eau ? » auprès de citoyens, d’agriculteurs, d’élus et d’agents territoriaux. Une soirée

d’information, organisée à l’initiative du Syndicat Intercommunal Eau Potable Valloire Galaure et de la Communauté de Communes Portes de DrômArdèche a réuni 70 agriculteurs, dont plus de la moitié s’est engagée dans la foulée pour 5 ans dans un programme de transformation de leur parcellaire en suivant les principes de l’HR. Je me déplace désormais un peu partout en France et en Belgique pour proposer cette conférence. Si vous souhaitez en organiser une près de chez vous, n’hésitez pas à me contacter.


S.B.

Déserter, or not déserter ?

Publié le 21 juin 2022


J’ai été touché, comme certain.e.s d’entre vous, par le discours publié le 11 mai dernier par 8 étudiant.e.s d’AgroParisTech à l’occasion de leur remise de diplôme. D’abord par l’effet miroir que cela a créé pour moi (j’ai moi-même été diplômé d’une école d’ingénieur en agriculture il y a 14 ans de cela). Je me suis reconnu bien sûr dans leur discours – je pensais plus ou moins la même chose à l’époque que ce qu’ils ont partagé – mais j’ai surtout été frappé, comme beaucoup, par la façon dont ce discours a été reçu, à la fois par l’assemblée présente ce jour-là, et aussi par les médias.


En lisant les commentaires qui ont suivi la diffusion de la vidéo, et notamment la réponse du directeur d’AgroParisTech, j’ai remarqué qu’il leur a été surtout reproché la dimension de rupture avec la dynamique de l’institution (qu’elle soit scolaire, mais aussi économique et même politique). À aucun moment cet appel à « déserter », n’a été perçu par ces commentateurs (l’apostrophe de Laurent Buisson est, à ce titre, assez éloquente : « Ne soyez pas fatalistes ! ») pour ce qu’elle représente dans mon expérience de formateur en permaculture : une étape d’un deuil.


Déserter nos croyances et nos rêves hérités des 30 glorieuses


J’ai commencé à organiser des stages de permaculture en 2016, avec l’ami et collègue Chansac de PermaLab. Dès les premières semaines de stages, il m’est apparu que ces formations avaient une toute autre portée que simplement parler de poireaux et de carottes (!).


Les personnes qui viennent dans ces formations sont traversées par des réflexions intenses, s’inquiètent (à juste titre) pour leur avenir et celui de leurs enfants. Elles traversent Nous traversons une période de deuils multiples : le deuil de la stabilité politique, celui de la prospérité économique, du confort matériel, de l’insouciance écologique, … autant de piliers sur lesquels reposaient notre culture d’enfants de familles de classes moyennes/supérieures de pays d’Europe occidentale ayant connu les 30 glorieuses.


L’écart grandissant entre les croyances et les rêves dont nous avons hérité et la réalité du monde qui se déploie de plus en plus crûment devant nos yeux provoquent des formes de dissonances cognitives variées, et face aux souffrances qu’elles engendrent, rendons-nous à l’évidence : nous avons BESOIN de déserter. Et nous avons besoin de LIEUX ADAPTÉS pour le faire.

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Entendons-nous bien : pour moi il ne s’agit pas en réalité d’abord de déserter Bayer, Total ou le Crédit Agricole : ce rejet (compréhensible) des « grands méchants » n’est que la partie visible de l’iceberg (qui est d’ailleurs en train de couler le navire de l’humanité, entraînant au passage la chute d’un grand nombre d’autres êtres vivants). Non, il s’agit de déserter les paradigmes, les visions du monde, les systèmes de croyances qui CONDUISENT À CONCEVOIR des entreprises comme Bayer, Total ou le Crédit Agricole, et qui CONDUISENT À Y ACCEPTER des missions professionnelles où l’on participe à la destruction de notre propre planète, ou encore pire, à accepter de s’en émouvoir un peu pour pouvoir mieux continuer à la détruire cyniquement avec des bulldozers qui roulent au gaz naturel.


Comme les fourmis alors qu’on a marché sur la fourmilière


Or quels meilleurs endroits pour déserter ces façons de penser qu’une ferme collective dans les Pyrénées, une ZAD ou une ONG ?

Quelle meilleure option pour faire ce deuil que d’échapper, ne serait-ce qu’un temps, aux injonctions à « rester dans l’action » dont le directeur d’AgroParisTech se fait le héraut, se positionnant même (!) en leader combatif de l’écologie : « Quoi qu’il en soit, pour les suivants, il faut qu’on essaie de davantage convaincre. (…) On n’a pas le choix. Car je ne vois pas en quoi se retirer sur l’Aventin va améliorer la situation. Il faut rester dans l’action. »


Alors on pourrait facilement s’en tirer ici avec un « Ok boomer » pour sanctionner rapidement le côté « donneur de leçons un tout petit peu mal placé pour parler », mais il me semblait que le sujet valait la peine qu’on s’y attarde un peu : Quand tenir ? Quand lâcher ? Pour répondre à quel(s) besoin(s) ? Soigner le sentiment de culpabilité de celles et ceux qui réalisent aujourd’hui avec effroi qu’ils ont été dans l’erreur et n’ont pas su/voulu écouter celles et ceux qui s’élevaient contre les orientations prises au cours de ces 30 dernières années ?

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À mesure que notre société sort du déni et se laisse emporter par la sidération, puis par la colère, le sentiment d’urgence continue de grandir et nous nous activons d’une manière totalement désordonnée, comme les fourmis alors qu’on a marché sur la fourmilière.

Les uns nous enjoignent à presser le pas, accélérer le mouvement « avant qu’il ne soit trop tard ». Ok pour avancer, mais pour aller où ? Les autres ne jurent au contraire que par la sobriété : il faut ralentir, réduire, limiter, atténuer… mais même en réduisant l’allure,

nous savons que nous allons dans le mur.


Oui Mr Buisson, le doute s’est installé. Et inviter (avec plus ou moins de morgue ou de dépit) les nouveaux ingénieurs agronomes de notre pays à s’agiter pour trouver ici ou là des moyens de sortir de la crise écologique dans laquelle ils ont été plongés ne suffit plus à masquer le manque d’imagination et de courage de celles et ceux qui refusent aujourd’hui de déserter les logiques mortifères qui sont au centre de notre logiciel, et ne nous proposent comme mise en action rien de mieux que la course de la reine rouge. Pourtant, d’autres manières de concevoir l’avenir de nos sociétés existent déjà.


Changer d’air – Déserter les logiques mortifères


J’ai eu la chance de grandir à la campagne, au contact de la nature, et même si je ne peux pas dire que j’ai développé au cours de mon enfance et de mon adolescence une grande sensibilité dans ma relation avec le vivant, je pense que ça a tout de même participé (avec un environnement familial propice et soutenant) à me rendre curieux du monde dans lequel je vivais. Ma formation d’ingénieur m’a-t-elle encouragée dans ce sens ?


Pas du tout. J’ai appris à mesurer, classer, organiser, calculer, planifier, anticiper, expliquer. Au cours de mes 5 années d’études supérieures, la formation qui m’a été proposée ne donnait qu’une place tout à fait marginale au développement de ma sensibilité, à l’observation fine des phénomènes naturels, à ma capacité à donner de la valeur aux êtres et aux choses qui m’entouraient ou à respecter la temporalité naturelle des choses.


Que peut faire (de bien) un ingénieur, bardé de plein de

connaissances et de compétences pour « inventer des solutions », mais qui n’a développé aucun rapport sensible au vivant ?

Aujourd’hui, des philosophes comme Bruno Latour, Baptiste Morizot ou Vinciane Despret, des scientifiques comme Arthur Keller ou Aurélien Barrau nous alertent sur le besoin de développer de nouveaux outils pour penser notre rapport au monde, et pour repenser notre place et notre rôle en tant qu’êtres humains sur la planète, avec la prise en compte de lois physiques, chimiques et biologiques qui prévaudront toujours sur notre souci de la santé de telle ou telle entreprise, ou de la sauvegarde des intérêts de telle ou telle classe sociale.

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Ma rencontre avec la permaculture, un an après la fin de mes études, a été le déclencheur. J’ai découvert des outils pour m’inscrire harmonieusement dans un éco-système, en prendre soin, le comprendre, découvrir comment je peux me mettre à son service autant qu’il se met au mien. Devenir « un parmi », participer à la grande toile du vivant. Sortir une bonne fois pour toutes des logiques de possession, d’asservissement et de domination. En expérimentant ces principes sur un terrain 11,5ha à l’Oasis de Serendip, j’ai découvert que je peux concevoir des paysages qui récoltent la pluie, accueillent la biodiversité, génèrent de la fertilité, produisent de l’abondance.


Moi qui pensais que nous étions condamnés à concevoir des

systèmes en vue de nous adapter aux changements climatiques, j’ai découvert le potentiel incroyable des systèmes régénératifs : car finalement si nous avons été capables d’influencer le climat dans un sens depuis la révolution industrielle, c’est que nous sommes aussi capables de l’influencer dans un autre sens, en apprenant à mieux comprendre et en mimant ce que font végétaux, bactéries et champignons depuis des centaines de millions d’années en modifiant substantiellement le climat de la Terre. Et je me suis demandé : pourquoi on ne m’a pas appris tout çà à l’école d’ingénieur ? Et même à l’école tout court ?


S’autoriser l’automne et l’hiver pour permettre au printemps de revenir


Puisque j’ai pris le temps dans ce (long) article de développer le thème de l’action, j’avais envie, en guise de clôture, de témoigner du fait que développer un rapport sensible au vivant et apprendre à observer plus finement le monde qui m’entoure m’avait permis ces dernières années de modifier substantiellement mon propre rapport à l’action.


Nous le savons, mais nous faisons tout pour l’oublier (jusqu’à décider de changer d’heure deux fois par an pour essayer d’en limiter la sensation) : tout, autour de nous, procède par cycles. Déserter, c’est donc s’autoriser à vivre l’automne, cette période où l’on ralentit, où l’on se délecte de récolter les fruits de ce qu’on a semé, mais où l’on est aussi attentifs à ce que la nature a prodigué, que la vie a mis sur notre chemin et que nous n’attendions pas.


L’automne, c’est cette période où l’on voit les couches de notre vécu se déposer, et avec lenteur se décomposer, sans que l’on puisse savoir – à ce stade – ce qui va pouvoir y germer.

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Déserter, c’est enfin s’autoriser à vivre l’hiver, ce moment où l’on s’autorise à ne plus faire. Où l’on prend plaisir à être. A peine 2 ans après le 1er confinement lié à la crise sanitaire du COVID-19, qui se souvient qu’au milieu de l’angoisse de perdre l’un de nos proches, beaucoup d’entre nous se réjouissaient de sentir la planète « respirer » ? De voir les animaux, les paysages profiter de cette absence soudaine (et involontaire) des humains ? Cet « hiver » forcé à peine terminé, nous voilà repartis – comme si rien ne s’était passé – dans un fonctionnement de société « machine à laver », ivre de sa propre vitesse, où fleurissent plus facilement le burn-out et la dépression que la poésie et la méditation.


Alors faudrait-il systématiquement, au sortir d’une école

d’ingénieur, se jeter précipitamment dans le quotidien d’une entreprise, d’un labo de recherche ou même d’une ONG ? Est-il impensable de se dire qu’il faut peut-être du temps pour digérer ce qu’on a appris, du temps pour en désapprendre une partie, pour mettre en pratique ce qui nous parle le plus, pour le mâcher, expérimenter. Et puis laisser venir les fruits. Accepter de ne pas re-semer tout de suite. Résister à l’injonction à « rester en action ».

Et laisser passer l’hiver.


L’hiver passé, qui sait ce que le printemps apportera ? « Tout se jardine », nous dit Bill Mollison, l’un des fondateurs de la permaculture. Pour moi cela veut dire qu’on peut planter et semer des graines partout, y compris dans des grandes entreprises du CAC40 ou au plus haut sommet de l’Etat.


Mais pour cela il faut savoir lâcher prise, car il se pourrait que cela produise moins de fruits que de cultiver son jardin – au moins encore pour quelques temps.


Belles récoltes à tous les 8, au plaisir d’échanger à l’occasion.


Bonne coupure estivale à l’équipe pédagogique de l’AgroParisTech. On a besoin de vous pour apprendre aux jeunes à « déserter ».


S.B.

Refonder nos imaginaires, confronter nos repères, imaginer de nouveaux paysages (2/2)

Publié le 23 avril 2021


Quand j’ai décidé de me former à la permaculture, environ 2 ans après la fin de mes études d’ingénieur en agriculture, j’en avais comme beaucoup de personnes encore aujourd’hui une vision très restrictive : c’était pour moi une sorte de technique de jardinage écologique, qui me permettrait d’avoir un potager luxuriant, en couvrant le sol d’un paillage, et en associant judicieusement les légumes.


A l’époque la permaculture n’était connue que d’une toute petite

fraction de la population (au moins en France). Deux événements

simultanés survenus en 2015 (la sortie du film « Demain » et la

publication de l’étude sur la ferme du Bec-Hellouin) allaient la

propulser un peu plus sur le devant de la scène. Malheureusement

l’imaginaire qui entoure la permaculture est resté très marqué par cette empreinte initiale. Pour beaucoup de personnes, il s’agit toujours d’une « technique », qui est réduite au domaine de l’agriculture, et particulièrement sur de petites surfaces, avec peu (voire pas du tout) de mécanisation.


Puisque je prends le temps dans cette mini-série d’aborder nos

imaginaires, nos représentations, et de parler des paysages, j’en

profite au passage pour resituer pour vous la permaculture, et

participer à lui offrir une plus juste place dans notre conscience

collective.


Dire que la permaculture est un type d’agriculture, c’est comme dire que l’architecture est un type de bâtiment !


A l’image de cet article paru récemment sur le site « Bon Pote »,

qui entend nous aider à distinguer les différents « types

d’agriculture » en y insérant la permaculture (voir par exemple

l’infographie ci-dessous), la culture populaire s’est emparée de la

permaculture en l’assimilant à « un ensemble de pratiques agricoles », qui auraient telles ou telles vertus et défauts (en termes de préservation du sol, de productivité, etc…).

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Or la permaculture n’offre aucune avancée technique en tant que telle. Sur ce plan elle ne fait qu’aider à choisir quelles solutions utiliser, ces techniques venant toujours d’ « ailleurs ». Regardons ce qu’il en est des principales techniques auxquelles la permaculture est assimilée dans l’imaginaire collectif : les fameuses méthodes de culture sur buttes étaient déjà connues des romains pendant l’antiquité, et les paysans des plateaux des Andes n’ont pas attendu la permaculture pour inventer la Milpa, une association de plantes qui a traversé les millénaires. Il est d’ailleurs fréquent que les permaculteurs eux-même fassent référence à des précurseurs, comme le font par exemple Perrine et Charles Hervé-Gruyer lorsqu’ils invoquent les recherches de Coleman et Jeavons sur les techniques utilisées par les maraîchers parisiens du XIXe siècle.


Au contraire d’être une solution technique, la permaculture est une philosophie qui nous conduit en réalité justement à sortir de la recherche d’une solution « universelle ». Cette vision où il existerait quelque-part des réponses « ultimes » qui seraient applicables partout pour répondre aux enjeux. Elle nous invite à envisager chaque système comme étant totalement unique, en prenant en compte l’ensemble des facteurs d’un lieu, d’une époque, d’une situation particulière. Il n’existe donc aucune technique permacole stéréotypée. C’est même exactement l’inverse. Et il n’y a donc par définition aucune « réplicabilité » entre un système permacole et un autre.


Tout comme un architecte ne concevra jamais 2 fois la même maison en faisant appel exactement aux mêmes techniques, un permaculteur / une permacultrice ne concevra jamais 2 fois la même ferme. Et tout comme 2 architectes qui se penchent sur la réalisation des plans d’un même projet de maison arriveront à 2 propositions différentes, il y aura toujours autant de propositions faites pour concevoir un même système qu’il y aura de permaculteurs.


Mais alors, qu’est-ce qui est commun entre tous les systèmes permacoles ?


La puissance de la permaculture réside dans le fait qu’elle associe un cadre éthique, des principes et une méthodologie de design.


Le cadre éthique est la boussole du permaculteur / de la permacultrice. Il permet d’articuler immédiatement

le local et le global, mais aussi aujourd’hui et demain. Il est composé de 3 piliers : « Prendre soin de la Terre », « Prendre soin de l’humain », et « Garantir un partage équitable des ressources et des surplus ».


Les principes forment une boîte à outils, cadrant l’action. Ils sont issus de l’observation du vivant, ce qui permet de créer des systèmes bio-inspirés, développant au passage leur dimension régénérative pour les écosystèmes naturels, et aussi sociaux (cf. la liste de principes publiée sur ce site).


La méthodologie de design permet d’ancrer cette éthique et ces principes dans l’action. Elle détermine l’ordre des priorités dans les éléments du système à installer, et accompagne le permaculteur / la permacultrice afin de l’aider à garder une posture qui l’aide à passer d’une logique de prédiction/contrôle à une logique d’interaction avec le système.


Vous imaginez bien qu’avec un tel bagage, il est possible de concevoir n’importe quel système, et de sortir largement du domaine de l’agriculture ! Depuis la fin des années 90 en effet, et particulièrement sous l’impulsion de David Holmgren, l’un de ses fondateurs, la permaculture a pris un essor dans des secteurs aussi variés que l’énergie, l’eau, la construction, l’éducation, la santé, etc…


De nombreuses personnes qui se forment à la permaculture voient d’ailleurs spontanément dans cette proposition des résonances importantes avec leur quotidien de vie ou leur activité professionnelle : des architectes et des ingénieurs, mais aussi des enseignants, des soignants, des artisans ou tout simplement des parents… C’est une véritable « révolution de la pensée » qui est proposée dans ces stages/formations, et elle peut nous donner envie de réorganiser de nombreux aspects de notre société, comme le fonctionnement d’une entreprise, d’une collectivité, d’une association, ou d’une famille.


J’anime d’ailleurs depuis 3 ans maintenant des stages entièrement dédiés à ces sujets : « Piloter sa vie avec la permaculture humaine » et « Prendre soin du « Nous » avec la permaculture sociale », qui sont l’occasion de découvrir comment on peut concevoir sa vie ou la vie d’une organisation sociale en s’inspirant du fonctionnement des écosystèmes.


Un exemple incroyable de système appliqué à la gestion de l’eau : la fondation Paani en Inde


Pour aller plus loin dans la confrontation de nos repères culturels sur ce qu’est la permaculture, je vous propose maintenant de découvrir l’expérience incroyable menée par la fondation Paani en Inde sur la gestion de l’eau, à travers une série de 2 vidéos. Cet exemple me semble intéressant parce qu’il « casse les codes » : le projet n’est pas centré sur l’agriculture (ni buttes, ni associations de plantes !) mais sur l’eau, et il n’est pas (du tout) à petite échelle, comme vous allez vite pouvoir le constater !

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Je ne vais pas prendre le temps ici de faire une analyse poussée du « design » de ce projet (bien que cet exercice serait très utile et éclairant), mais je voudrais simplement souligner quelques éléments qui en font un « cas d’école » du point de vue de la permaculture (le reportage a d’ailleurs été réalisé par un permaculteur américain) :


Le choix de mettre le focus sur le design de l’eau est la

stratégie la plus efficace en terme de dépense énergétique / impact sur la résilience des villages. L’eau est notamment le premier échelon de l’ « échelle de la permanence », un outil de design très utilisé en permaculture.


Le design « social » est très élaboré, et particulièrement adapté à la culture des habitants de ces villages (utiliser l’énergie de compétition entre les villages pour améliorer les conditions de vie de tout le monde).


Sur les aspects techniques, on voit bien que chaque village a dû s’approprier la problématique de l’eau dans son propre contexte : c’est donc la méthode qui est « réplicable », et non les techniques, qui doivent être adaptées.


Le design est évolutif, et se complexifie dans le temps. On découvre (surtout dans la 2ème vidéo) qu’un nouveau concours est en place avec les villages ayant atteint la 1ère phase, et que ce concours mets en jeu d’autres thématiques (le sol, les plantes, etc…).


Si j’ai choisi l’exemple du projet de la fondation Paani, c’est aussi pour une autre raison : ce projet met en scène des milliers de personnes qui se mobilisent pour changer radicalement leurs paysages en peu de temps. Et… ça m’inspire pour le programme des prochaines années dans notre propre pays.


Retour en France : et si on organisait un « nouveau remembrement » ?

« Changer nos paysages à très grande échelle et en très peu de temps ? C’est possible en Inde… mais le faire en France, ça paraît complètement insensé. »


Vraiment ? Mais si voyons, rappelez-vous ! Nous l’avons déjà fait, et il y a très peu de temps, je vous en ai parlé dans le 1er article de cette mini-série ! Allez, je vous remets les chiffres : en 30 ans, 15 millions d’hectares ont été remembrés, et nous avons réussi à supprimer près de 750 000 km de haies vives et à combler environ 1 million de points d’eau. Vous voyez bien que c’est possible !


En même temps, il y avait une urgence : faire rentrer les tracteurs et « moderniser » l’agriculture pour rester compétitifs au niveau international. Est-ce qu’aujourd’hui nous avons une des urgences qui permettent de justifier de mettre au moins la même énergie pour régénérer les écosystèmes ? Il me semble que oui, mais c’est à la société d’en juger « collectivement ».

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Qu’est-ce que ça signifie concrètement de remembrer » à nouveau les campagnes ? Si l’on suit les approches de design régénératif utilisées en permaculture, on pourrait imaginer un processus qui reprenne les 3 premières étapes de l’échelle de la permanence (vous allez voir des ressemblances avec Paani) :


L’eau : en s’appuyant sur les pratiques d’hydrologie régénérative et notamment la méthodologie « RRIS » (Ralentir, Répartir, Infiltrer et Stocker), il s’agit, exactement comme dans l’exemple des villages du Maharashtra qui se sont lancés dans la « water cup », de s’appuyer sur la topographie de chaque plaine, plateau, vallée, pour créer des ouvrages permettant de limiter au maximum le ruissellement et recharger les sols directement là où l’eau tombe.


Les infrastructures : la réalisation d’un design hydrographique centré sur la résilience en eau des territoires engendre inévitablement le besoin de redessiner un certain nombre de chemins, routes, réseaux, et tous autres types d’aménagements, afin de les rendre compatibles.


Les arbres : il s’agit de replanter massivement des arbres dans le paysage, sous forme de forêts, bois, fûtaies, ripisylves, vergers, haies, et toutes sortes de corridors écologiques. Ces arbres permettront de maintenir les sols, stocker du carbone, favoriser l’infiltration, développer la fertilité, pomper l’eau des nappes pour la ramener en surface, etc…


Ce chantier est tellement colossal qu’on peut avoir du mal à en percevoir l’ampleur. Pour avoir une idée plus précise, prenons l’exemple d’une commune « moyenne » de métropole pour voir ce que ça pourrait donner à cette échelle. Disons que cette commune s’étend sur 10 km2 (vous pouvez comparer avec la commune sur laquelle vous vivez en faisant une simple recherche sur internet), c’est à dire 1000 hectares.


Pour mettre en place un design régénératif sur cette commune avec une ampleur qui soit équivalente à celle du remembrement réalisé sur cette même commune entre 1960 et 1980, on devrait « re-remembrer » 275 hectares de terres, aménager 18 ouvrages de gestion passive de l’eau dans une logique « RRIS » (baissières, fossés, mares, etc…) et planter l’équivalent de 14 kilomètres de haies.


Vous avez-dit fou ? C’est vrai que ces chiffres peuvent paraître énormes. En combien de temps pouvons-nous y parvenir ? 5 ans ? 10 ans ?


Si titanesque que soit la tâche à accomplir, c’est à mon avis à ce prix, et seulement à ce prix, qu’on pourra imaginer un futur « désirable » pour notre société, et limiter (parce qu’il est trop tard pour s’éviter) les conséquences des désordres écologiques et sociaux en cours.


Voilà ! J’espère que ce second article vous aura permis de continuer à cheminer dans votre réflexion sur nos représentations et notre rapport au paysage. Je travaille actuellement sur d’autres articles sur ce site, notamment sur le thème de l’ « hydrologie régénérative ».


S.B.

Refonder nos imaginaires, confronter nos repères, imaginer de nouveaux paysages (1/2)

Publié le 1er février 2021


Qu’est-ce que cela représente pour vous une journée à la campagne ?


Ah, la campagne ! Que vous viviez en ville ou dans une zone rurale, il y a fort à parier que la simple lecture de cette question fasse remonter en vous des doux souvenirs de promenades sur un chemin bordé de champs. Le mouvement des céréales au printemps, qui forment comme des vagues en surface lorsqu’elles sont battues par le vent. L’air pur. L’odeur des foins tout juste fauchés en été, ou même celle du crottin de cheval, ou de la bouse de vache lorsque l’on passe près d’une étable !

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Depuis notre plus tendre enfance, ces paysages de campagne ont façonné notre imaginaire. Ils sont comme des madeleines de Proust. Ils nous apaisent et nous rassurent.


Tout comme la montagne, ou le bord de mer, ils symbolisent ce à quoi nous aspirons profondément : le calme, la lenteur, la nature, les vacances, les grands espaces, l’abondance… En bref : le bonheur.


Même si nous savons que tout n’est pas rose dans nos campagnes, que les insectes et les oiseaux meurent sous l’effet des pesticides, que nos sols et nos vers de terre disparaissent sous l’action de la charrue, que notre eau s’acidifie et se charge d’engrais pour aller ensuite

polluer les rivières et entraîner le développement d’algues sur nos côtes… il y a une part de nous-même qui s’est attachée à ces paysages. Nous les trouvons « beaux », tout simplement. Comment pourrait-il en être autrement ?


Changer nos représentations, ce n’est pas facile !


A l’époque où j’étais militant, j’ai rapidement fait le même constat que beaucoup d’autres personnes qui s’intéressent à la question du changement : il n’est pas facile de changer nos pratiques (en l’occurence ici de pratiques agricoles et d’habitudes alimentaires) sans

changer « en même temps » (comme dirait notre Président) nos représentations. Mais j’avais sous-estimé le pouvoir que l’attachement à nos paysages de campagne génère sur ces fameuses représentations. Et le déclencheur est venu l’an dernier, quand mon amie Cilou est venue en stage de permaculture dans la Drôme. Dans un chouette article de son blog où elle raconte son séjour, elle prend le temps, à partir de la photo d’un coucher de soleil sur un champ de blé, de témoigner de comment ce stage lui a permis de faire évoluer sa perception des paysages :


« Vous vous souvenez de ce champ de blé que je vous ai montré au début de l’article. Je vous avais retransmis mes impressions de plénitude face à cet écrin de nature. En terminant mon stage, je suis repassée devant et je me suis dit que non, ce n’était pas ça la Nature. Ça, c’est un champ de monoculture qui appauvrit la terre, c’est une façon destructrice de cultiver, polluante et mauvaise pour la santé de tous. C’est joli à voir hein tout ce blond. Mais ça n’enlève pas l’hérésie de ce mode de culture. »
Ciloubidouille, août 2020
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Ce sont ses mots à elle, évidemment, mais ça en dit long sur le chemin à parcourir pour déconstruire nos représentations, et regarder « les choses » en face. Même si je la trouve « belle », je ne peux plus vraiment regarder une voiture sans penser aux méfaits des particules

fines sur la qualité de notre air, et aux effets du relargage du CO2 sur le réchauffement climatique. Même si je la trouve « bonne », je ne peux plus vraiment manger la viande d’un boeuf issu de l’élevage industriel sans penser au soja brésilien dont il s’est nourri, et aux conséquences

directes de la production de soja sur la déforestation galopante de ce qu’il reste de la forêt amazonienne.


Quand je regarde un « champ » aujourd’hui, je continue d’y voir une certaine beauté, mais je ne l’associe plus à l’abondance. Un champ, pour moi, est synonyme de rareté, de pauvreté à tous les niveaux :


Au niveau de la diversité biologique : les pratiques culturales (labour, usage des pesticides et des engrais de

synthèse), l’agrandissement des parcelles et l’arrachage massif des haies (voir plus loin) ont transformé l’agriculture en une sorte de guerre totale contre toute forme de vie autre que les plantes cultivées.


Au niveau de la diversité inter-spécifique : même dans les systèmes dits de « polyculture », c’est à dire où plusieurs plantes se succèdent sur des cycles de plusieurs années,

l’immense majorité des agriculteurs cultivent selon un modèle dit « mono-spécifique », c’est à dire en installant une seule plante sur une parcelle en même temps : soit du blé, soit des pommes de terre, etc…


Au niveau de la diversité génétique : si l’on regarde le patrimoine génétique des plantes d’un même champ

(par exemple en comparant les épis de blés entre eux), on trouvera une diversité extrêmement faible, et ce particulièrement depuis le remplacement des « variétés de pays », plus locales et hétérogènes, par des « lignées pures modernes » qui sont devenues en 1964 « le seul type de variétés cultivées et autorisées à la commercialisation« .


Cette « désertification » des campagnes a été largement provoquée par l’industrialisation de l’agriculture.

En 1946, il y avait 145 millions de parcelles en France, avec une taille moyenne de 0,33 hectare. Pour pouvoir « faire rentrer les tracteurs », on a mis en place un vaste programme de « remembrement » entre les années 60 et les années 80. Environ 15 millions d’hectares ont été remembrés, supprimant près de 750 000 km de haies

vives et comblant (d’après les estimations) 1 000 000 de points d’eau (mares, bassins, étages, fossés), soit la moitié du total qu’en comptait le pays. La suppression des obstacles physiques (haies, fossés, chemins) a en effet permis de tirer le meilleur parti de la mécanisation des exploitations… mais à quel prix ?


Des agronomes et des naturalistes se sont inquiétés très tôt des conséquences des arasements de talus, comblements de mares et arrachages d’arbres ou de haies pratiqués à l’occasion des remembrements. En 1954 par exemple, Paul Matagrin, directeur de l’école d’agronomie de Rennes, dénonçait « des conséquences climatiques, des problèmes d’eau, d’érosion des sols. Notre équilibre écologique ancestral s’est brisé et nous ne

savons pas encore quelle sera la limite de ces destructions irréversibles »…

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Pas besoin de vous faire un dessin. Aujourd’hui, il ne se passe plus guère de semaine sans qu’on lise dans les journaux, ou qu’on voie à la télé les effets de cette destruction des éco-systèmes. Nos « belles » campagnes sont devenues complètement incapables de gérer le moindre épisode météorologique : crues et coulées de boues en hiver sont accentuées par l’imperméabilisation des sols et l’absence de haies pour retenir la terre ; sécheresses et températures extrêmes génèrent de gros dégâts

dans des parcelles qui ne peuvent plus compter sur la fraîcheur de l’ombrage des arbres et l’infiltration sur place des pluies estivales de plus en plus rares.


Soutenir nos imaginaires en créant de nouveaux paysages


Mon propos dans cet article n’est pas tant de dénoncer les méfaits de l’industrialisation de l’agriculture (je m’y suis déjà bien employé par le passé), que d’attirer votre attention sur la nécessité de créer de nouveaux imaginaires qui pourront se substituer à ceux de notre enfance.


En effet, si nous ne pouvons plus voir un champ de blé ou de

maïs sans penser à la mort et à la désolation, à quoi pouvons-nous nous raccrocher ?

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Comme souvent, il n’existe pas de réponse simple à cette question. La nostalgie des paysages disparus et la confiance dans la sagesse des anciens peuvent nous conduire à chercher à restaurer les paysages du passé : le bocage, les pré-vergers… mais les connaissances scientifiques accumulées au cours des dernières décennies ainsi que les multiples rencontres avec les sagesses d’autres régions du monde peuvent nous inviter à chercher des réponses nouvelles.


Mon premier constat est que dès que l’on sort des « sentiers battus » en terme de paysages agricoles, nos repères sont complètement chamboulés. Les paysages créés par les personnes qui pratiquent par exemple l’agroforesterie, ou l’agriculture de conservation, ou l’agriculture de régénération ou encore l’agriculture syntropique, paraissent parfois « fouillis », « désordonnés », ou nous laissent sur notre faim. Il n’est pas rare, pour prendre un exemple, que la première remarque que font des personnes à qui je fais visiter un lieu cultivé avec les principes de la permaculture soit quelque chose du genre :


« Ah oui, c’est super intéressant !
En fait, lorsque je suis arrivé.e toute à l’heure et que j’ai posé les yeux pour la première fois sur ce champ, j’ai eu d’abord un mouvement de déception. Je me suis dit que c’était mal entretenu, et que pas grand chose ne devait pousser dans cet espace. Maintenant que nous en avons fait le tour, et que tu nous a expliqué toute la gestion passive de l’eau, les communauté végétales, la couverture permanente du sol, etc. mes yeux se sont adaptés, et je regarde ce lieu d’une toute autre manière ! »
Tirade imaginaire, mais inspirée de témoignages bien réels !
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Mais ce n’est pas toujours le cas. D’autres de ces paysages s’appuient sur des motifs plus visibles, qui peuvent marquer les esprits, et se connecter de façon plus immédiate à nos imaginaires. C’est la cas par exemple du verger-maraîcher, ou des motifs keyline, qui sont utilisés pour optimiser l’infiltration de l’eau et éviter les phénomènes d’érosion des sols.


S.B.